Le refus du général Ammar résulte sans doute d'une analyse du champ de bataille et de calculs : Quel était ce calcul et en quoi peut-on dire que la dissidence de l'armée a bénéficié à la rue ?

C'est la presse qui a mis en exergue le rôle décisif de l'armée dans la chute de Ben Ali en Tunisie. Le refus du général Rachid Ammar d'obtempérer aux ordres de Ben Ali a incontestablement été déterminant dans cet aboutissement du mouvement populaire. A partir de ce refus de toute intervention contre la révolte populaire qui, en ajoutant aux moyens de répression de la police et des milices, eut fait des forces armées de simples supplétifs de la police, il était clair que cette division des forces au sommet du pouvoir devait bénéficier provisoirement à la rue mais elle ne s'est pas faite sans calcul.
Quel était ce calcul possible et en quoi peut-on dire que cette dissidence de l'armée a bénéficié à la rue ? En n'obtempérant pas aux ordres du président, la hiérarchie militaire n'est pas devenue pour autant une alliée "subjective" de la rue. Le refus du général Ammar résulte sans doute d'une analyse du champ de bataille et de calculs. Cette dissidence ferme mais feutrée est d'abord une fracture dans l'oligarchie au pouvoir dont un groupe, pas seulement de militaires sans doute, a su intelligemment instrumentaliser la rue pour éliminer la fraction la plus compromise de l'oligarchie et ainsi s'est doté des moyens de faciliter dans l'immédiat la reprise du pouvoir par la fraction la plus présentable de cette même oligarchie (ainsi, si, d'après les révélations de Wikileaks, la diplomatie américaine accusait Abdelwahab Abdellah, ministre des affaires étrangères pendant trois ans, de blocage dans l'accès au gouvernement, elle appréciait les manières plus conciliantes de son successeur, Kamel Morjane, maintenu dans le premier gouvernement de transition). Est-ce un hasard que la communication de ces informations sur le rôle de l'armée à la presse française et espagnole ait été faite par l'amiral Lanxade, ambassadeur de France en Tunisie sous Mitterrand (ce qui peut laisser croire à des connivences militaires extérieures) ? Mais en complicité "d'ordre", l'amiral a présenté ce rôle très positivement. L'armée tunisienne serait-elle républicaine d'esprit ou l'a-t-elle été de circonstance ?
Ne faut-il pas faire l'hypothèse que les événements se sont déroulés de façon plus complexe et réaliste que ce qui est relaté, même si les calculs n'ont pas été sur le moment nécessairement clairs mais résultèrent pour une part d'une intuition sûre, ou plus simplement d'un pari ? D'une certaine manière on pourrait penser que la rue a bénéficié collatéralement de la position de l'armée. Parce qu'on peut aussi analyser la situation en estimant que l'armée a facilité la fuite de Ben Ali, voire a été complice de son évasion, en laissant ouvert l'espace aérien jusqu'après l'envol tranquille du président toujours en titre, pendant qu'avec son appui les proches de Ben Ali instrumentalisaient le vide juridique laissé par ce départ de Ben Ali dont l'exercice de la présidence selon le mot de Mohamed Ghannouchi n'était qu'"empêché". L'invocation de cet empêchement a justifié l'assurance de l'intérim par le premier ministre en exercice puis que, Ben Ali étant en sécurité en Arabie Séoudite et seulement alors (pendant tout ce temps il continuait à bénéficier théoriquement des prérogatives internationales d'un chef d'Etat), selon un scénario bien élaboré, la présidence soit déclarée vacante.

Pierre Robert Baduel, directeur de recherche honoraire en sociologie politique au CNRS (Tours)

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