Tunisie: L’institution militaire entre attitude républicaine et opportunisme politique
L’armée tunisienne a tenu à paraître comme l’ultime rempart face à la violence qui a ensanglanté le pays depuis le début de la révolution. Elle a fermement refusé de tirer sur la population, évitant ainsi des drames encore plus difficiles à supporter, mieux encore l’institution militaire s’est même opposée dans certaines villes notamment du sud d’où est partie la première étincelle, aux policiers à la solde de l’ancien régime qui voulaient mater dans le sang la révolte de la jeunesse tunisienne. Nul doute que les militaires tunisiens ont joué un rôle déterminant dans cette transition. L’armée a non seulement réussi à pousser Ben Ali vers la sortie, elle aurait également neutralisé les membres de l’appareil sécuritaire, qui pouvaient être tentés par un durcissement face à la rue dans une fuite en avant : Ben Ali ou le chaos ?!
L’armée était bien dans son rôle, en effet elle aurait pu au pire assurer l’ordre public et permettre ainsi à Ben Ali de se maintenir jusqu’à la fi n de son mandat initialement prévu pour 2014, mais elle ne l’a pas fait, considérant que le régime de Ben Ali est trop discrédité pour le soutenir, mieux : elle a été jusqu’à l’obliger de partir, ce qu’il a fait dans la précipitation et la peur.
Il faut rappeler que l’institution militaire tunisienne, créée en 1957 est composée de 35 000 soldats dont 27 000 dans l’armée de terre, était historiquement toujours tenue à l’écart des affaires. Les généraux et les moins gradés ne se sont pas mêlés aux affaires, ni enrichis sur le dos du peuple, ce qui n’est pas le cas des hauts responsables du ministère de l’intérieur, très proches de l’ancien régime, qui ont largement bénéficié de largesse de l’ancien parti-État le RCD6, en échange de leur loyauté. En somme l’armée n’est pas liée avec les intérêts mafieux et claniques du pouvoir déchu, dès lors la comparaison n’est pas permise avec d’autres armées arabes comme c’est le cas en Égypte, en Syrie ou encore en Algérie. En effet dans ces pays l’institution militaire bénéficie d’une place de choix et possède des liens étroits avec le régime, par ailleurs sur le plan strictement affairiste, elle a des intérêts que ce soit dans le secteur industriel, bancaire et mieux encore dans la gestion de la richesse pétrolière comme c’est le cas de l’armée algérienne.
Si l’on peut parler d’action ou de comportement « républicain » de l’armée tunisienne dans la gestion de la fi n du régime de Ben Ali, il faut cependant nuancer et se garder de ne faire que des louanges sur cette institution. Pour ma part je parlerais plutôt d’un rôle républicain de circonstance, dicté par les impératifs exceptionnels du moment. En eff et il faut se rappeler que c’est cette même institution qui a maté dans le sang les deux soulèvements de 1978 et de 1984, réprimant ce qu’on a appelé « les révoltes du pain » suite à une augmentation massive du prix des matières de premières nécessités telles le pain, la farine et le sucre. La première révolte est partie de la ville de Gafsa7 située au sud ouest de la Tunisie, région pauvre en dépit de ses richesses notamment en phosphate et par conséquent réfractaire au pouvoir central de Bourguiba et de Ben Ali.
J’étais par conséquent témoin de la férocité de la répression de ce mouvement populaire notamment des jeunes étudiants auquel j’avais participé pour la défense des idéaux de justice et de développement équilibré. L’armée a été également plus au moins complice de la répression brutale par le régime déchu de la révolte de la dignité de la ville Redeyef, une cité minière rattachée au gouvernorat de Gafsa. Certes le travail est un droit, mais le revendiquer sous l’ancien régime de Ben Ali était devenu un crime. Le droit à l’emploi était la première revendication des insurgés du bassin minier de Gafsa. Pour l’avoir revendiqué, ils ont été des centaines à avoir été emprisonnés. Beaucoup ont été torturés, certains sont morts au cours des manifestations.
A la suite d’une mobilisation locale et internationale, les personnes détenues ont bénéficié d’une libération conditionnelle en novembre 2009. Hassan Ben Abdallah, coordinateur du comité des chômeurs diplômés de Redeyef, est devenu le symbole de la résistance à l’arbitraire du régime de l’ex président Ben Ali. L’emploi, loin d’être une simple « question sociale » est devenu une question politique au sens plein du terme. Le chômage n’est pas seulement structurel, il est également une arme aux mains du régime pour faire taire ses opposants, notamment par une alliance connue entre le régime et la bureaucratie syndicale.
Cependant on peut porter au crédit de l’armée le fait que les circonstances ne sont pas les mêmes puisque la situation avait atteint un point de non retour si l’on tient compte du fossé qui séparait désormais le peuple du régime corrompu de Ben Ali, qui ne se maintenait plus que par l’intimidation, la violence et la terreur. Puisque les sources de légitimité du régime était totalement épuisées, et que la corruption généralisée avait atteint une ligne rouge, c’est cette impasse qui a conduit l’armée non sans calculs, à se mettre du côté du peuple et exiger le départ du dictateur.
Cette réaction qui peut être qualifiée de républicaine a été dictée par une analyse pragmatique d’une situation extrême. Les généraux étaient convaincus qu’une répression violente de la population comme celle de 1978 et 1984 ou encore de 2008, ne pouvait que conduire au chaos et à un affaiblissement de l’institution elle-même. L’armée a été laissée non seulement hors-jeu sur le plan politique, mais surtout en dehors de la distribution des richesses : l’armée tunisienne était sous dimensionnée et mal équipée, elle ne possède, par exemple, qu’une douzaine d’hélicoptères. Elle a par conséquent un intérêt quelque peu corporatiste de voir naître un régime démocratique qui lui redonne toute sa place notamment en lui assurant un budget plus conséquent.
L’on peut penser que la réussite de la révolte tunisienne tient en partie à la singularité d’une armée tunisienne dont Bourguiba s’assura qu’elle fût encasernée et dénuée de tout rôle politique, et qui, malgré sa faiblesse numérique, se rangea du côté des manifestants, tranchant avec ses comportements passés. Il faut souligner ici le courage et la clairvoyance du chef d’état-major de l’armée tunisienne le général Rachid Amar8, qui a fermement refusé d’utiliser la force armée contre les manifestants, ce qui lui a valu son limogeage par le président Ben Ali le 12 janvier soit deux jours avant la fuite de l’ancien président dans les dernières et pitoyables heures de son règne.
Le même général a joué un rôle déterminant dans l’exfiltration du dictateur apeuré, et surtout en protégeant la population civile contre la politique de la terre brûlée pratiquée par une police «benaliste» organisée en milices décidées à mettre en pratique les ordres de leur ancien chef à savoir mettre Tunis à feu et à sang. Moi ou le chaos ! fut la dernière devise d’un petit général de la police dont l’extraction populaire avait toujours suscité le mépris de la bourgeoisie tunisoise. Clemenceau dit du général Boulanger après que celui-ci se suicidât sur la tombe de sa maîtresse : « Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant ». La fuite de Ben Ali aura été, de la même façon, à l’image de ce qu’il a toujours été : un flic de bas étage devenu une marionnette aux mains d’un clan mafieux, celui des Trabelsi du nom de sa deuxième épouse honnie par la population, qui a fait du vol institutionnalisé un système de gouvernement et du détournement des richesses du peuple tunisien sa seule préoccupation. En somme un président qui s’est servi du pays au lieu de le servir. Marginalisée par Ben Ali, pourtant lui-même militaire, au profit de la police dont les effectifs ont été multipliés par quatre depuis son arrivée au pouvoir fin 1987 pour atteindre un chiffre exponentiel de 150.000 hommes pour une population d’à peine 11 millions d’habitants !
Aujourd’hui l’institution militaire, vu la fluidité politique actuelle et le désordre ambiant, peut jouer un rôle central dans le processus politique, par la pacification sociale, en jouant entre registre sécuritaire et interface entre les forces vives du pays pour tourner le plus vite possible cette page de transition dont les inconnus sont nombreux. Peut-elle jouer ce rôle d’élément stabilisateur et modérateur du régime?
L’amiral Jacques Lanxade estimait il y a peu que l’institution militaire tunisienne, je cite « n’est pas une armée de coup d’État ».Qu‘en sera- t-il si demain les islamistes d’Ennahda accèdent au pouvoir au nom de la démocratie et de la transparence politique comme l’a laisse supposer l’ancien ministre de l’intérieur M. Rajhi Farhat récemment limogé. Ce dernier dans des déclarations très critiquées, laissait supposer que l’armée avait fait savoir en coulisse qu’elle prendrait le pouvoir en cas de succès des islamistes tunisiens, ce qui reviendrait à « algérianiser » le cas tunisien. Le ministre tunisien de l’Intérieur a évoqué récemment un complot contre la sûreté de l’État au sein des forces de l’ordre, après divers actes de violence, dont l’incendie d’une synagogue et l’attaque des locaux du ministère de l’intérieur par 2 000 personnes. « Il y a un complot contre la sûreté de l’État et un complot au sein des forces de l’ordre », a-t-il déclaré en substance. Ces incidents ont éclaté après la décision de M. Rajhi de remplacer 34 hauts responsables de la sécurité, première étape d’un remaniement du vaste réseau de la police, des forces de l’ordre et du renseignement mis en place par le régime du président déchu Ben Ali. Parmi les personnalités remplacées figurent le chef de la sûreté nationale, le chef de la sécurité générale et le chef de la sécurité présidentielle. Farhat Rajhi a reproché au chef de la sûreté nationale d’avoir refusé d’obtempérer à l’ordre de dispersion des manifestants rassemblés mi mai devant le siège du gouvernement. Il s’est également interrogé sur les motifs pour lesquels il n’y avait eu aucune arrestation après l’attaque de son ministère. Brace Waly Ndiaye, qui dirige une équipe du Haut Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme dépêchée en Tunisie, a déclaré, récemment, « que les forces de sécurité tunisiennes devraient être remaniées pour les empêcher d’oeuvrer contre la population comme elles l’ont fait pendant les manifestations contre le régime de Ben Ali, au cours desquelles 147 personnes ont été tuées ». On ne peut pas exclure par conséquent une part de manipulation de ces responsables de la police envers la population pour engendrer des émeutes en vue de créer le chaos. Le but de ces opposants à la révolution, est de restaurer la dictature et de détourner le mouvement de son orientation démocratique Ce scénario est par conséquent plus que probable au regard du chaos politique actuel dans le pays qui a relancé de plus belle les rumeurs d’une prise du pouvoir par les militaires, mais également au regard de la réaction du gouvernement provisoire dont l’actuel premier ministre par intérim M. Sebsi a durement critiqué les déclarations de son ex-ministre de l’intérieur et a fait savoir qu’il y aura des poursuites judiciaires contre M. Hajri, il en a même laissé entendre qu’une procédure sera ouverte pour lui retirer sa qualité de juge ce qui est bien évidemment une réaction disproportionnée de nature à influencer un procès éventuel contre M. Rajhi dans les jours à suivre avant même qu’il ne soit ouvert.
Mohammed Fadhel TROUDI Docteur en droit, chercheur en Relations internationales et stratégiques associé à l’IIES. Extrait de l’article intitulé « La révolution tunisienne entre attente et déception, fragilité et maturité » paru dans GÉOSTRATÉGIQUES N° 32 • 3eTRIMESTRE 2011
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