Tunisie : Un tunisien parle de son expérience de la torture en Tunisie sous le régime du RCD

Pour se maintenir, les régimes dictatoriaux ont régulièrement recours à la torture et aux mauvais traitements. Ces pratiques constituent, avec la corruption, les deux principaux piliers de toute dictature. Dans son rapport de mars 2000, le Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), organisation de défense des droits de l’Homme, non reconnue par le régime, affirme que : « Jamais, dans son histoire contemporaine, la Tunisie n’a connu un tel acharnement contre les libertés. Jamais en Tunisie nous n’avons connu un tel sentiment d’insécurité face à l’omniprésence policière, au délabrement de la justice, et à l’extension de la corruption… Nul n’est à l’abri de la torture, d’un emprisonnement arbitraire, d’une punition collective, d’un procès inique, d’une agression physique, de la perte de son gagne pain, de la violation de sa vie privée ou de la confiscation de sa liberté de circuler… ». Cette politique de la corruption et de la terreur ne s’arrête pas aux frontière du pays, elle touche également, les tunisiens à l’étranger et même tous ceux qui s’intéressent à la Tunisie et au sort de son peuple et de ses forces vives. Dans le cadre de la vague de vengeance du régime contre la communauté tunisienne en France, et ayant violé l’embargo officieux décrété par le régime contre les membres de l’opposition à l’étranger j’ai été arrêté en Tunisie à la fin de mes vacances en mais 1998. Pour avoir connu un collègue qui avait des relations avec des membres de l’opposition tunisienne et parce que je n’ai pas fait preuve de collaboration et de soumission, j’étais au regard du régime une victime idéale pour entretenir la peur qui règne au sein de la communauté tunisienne. En plus, la machine répressive du régime a toujours besoin de nouvelles victimes pour s’entretenir et trouver sa raison d’être. Durant deux années j’ai pu découvrir le talent de cette machine en subissant les interrogatoires sous la torture, l’incarcération, la diffamation, la condamnation infondée et les harcèlements du contrôle judiciaire. Ainsi, j’ai eu le privilège de découvrir le calvaire que vivent des dizaines de milliers de tunisiens qui ont eu l’audace de refuser, de subir ou de profiter de l’ordre établit.
Après une année en prison et une autre en résidence surveillée, j’ai pu récupérer mon passeport et m’exiler en France. Mon calvaire a été écourté grâce à la mobilisation de mes professeurs, de mes collègues et de mes amis de Toulouse, sans oublier le soutien décisif des défenseurs des droits de l’Homme. Cette expérience montre bien le rôle important des scientifiques en faveur de la liberté, de la justice et des droits de l’Homme.
Les interrogatoires sous la torture
J’ai été arrêté à l’aéroport de Tunis Carthage, le 29 mai 1998 et conduit au Ministère de l’Intérieur. Au début des interrogatoires les agents du service de la sûreté de l’Etat ont commencé par me gifler sur les oreilles et me donner des coups, principalement sur la tête. Ils m’ont pendu dénudé par les avant-bras à plusieurs reprises jusqu’à l’évanouissement. Cette violence physique est souvent pratiquée au cours des interrogatoires, l’objectif étant de briser la victime psychologiquement et physiquement pour obtenir sa soumission.
Ils m’ont aussi menacé d’intensifier ce traitement, de me faire subir des sévices sexuels, de nuire à ma famille, de m’exécuter, etc. D’après les témoignages multiples d’anciens détenus, la torture physique que j’ai subit était assez légère. Je n’ai pas connu la noyade dans un bain d’eau mélangée à des détergents ou à des déjections humaines, ni l’électrocution, la privation de sommeil, l’arrachage des ongles et des cheveux, les brûlures dans les zones sensibles du corps, les attouchements, l’introduction d’objet tranchant dans l’anus, le viol…
Dans mon cas ils ont choisi d’utiliser d’autres traitements nettement plus efficaces et moins détectables en cas de libération. Après quelques jours, je me suis rendu compte, qu’ils m’ont administré, depuis mon arrivée, des produits dans l’eau et la nourriture. Ces produits sont utilisés pour épuiser physiquement et mentalement la victime et l’introduire dans un état d’amnésie et de terreur extrême. Pour éviter cela, j’ai arrêté de boire et de manger. Ils ont continué tout de même, leur traitement en insufflant des produits similaires, sous forme de gazeuse, dans ma cellule. Ils ont obtenu ainsi ma signature de deux dossiers d’accusation sans même me laisser la possibilité de les lire.
Ils ont ensuite simulé mon exécution par le gaz. Ainsi, ils m’ont endormi et m’ont fait subir un autre traitement afin de me faire oublier ce que j’ai vécu et ce que j’ai pu constater de leurs nouvelles pratiques. Ce traitement m’a causé des souffrances insupportables durant un an et demi, et certains des séquelles qu’il a engendrées persistent jusqu’à ce jour. Après les vérifications, ils ont constaté que je n’avais pas tout oublié et que j’étais dans un état physique et mental de dissimulation. Ils ont décidé en conséquence, mon incarcération à la prison 9 avril de Tunis.
Les conditions d’incarcération
Les mauvais traitements ne s’arrêtent pas avec les interrogatoires ; Ils continuent bien au-delà et accompagnent le prisonnier d’opinion dans son incarcération et pour des années après sa sortie de la prison. Les conditions d’incarcération infernales ne sont qu’une forme de torture sciemment utilisée dans le processus de dressage ou de destruction de ceux qui revendiquent leur liberté et leur pleine citoyenneté.
Le 16 juin 1998, après trois passages formels devant un juge on m’a déposé à la prison civile de Tunis. Après deux jours d’attente en purgatoire, j’étais affecté dans un dortoir avec plus de 130 détenus dont 7 étaient des prisonniers d’opinion. Les chambrées de cette prison sont toutes surpeuplées ; dans chacune d’elles se trouve entassées de 120 à 150 détenus, ne disposant chacun d’eux que de 0,5 m² de superficie. Cette promiscuité est d’autant plus insupportable, qu’elle s’impose dans des locaux délabrés, très peut équipés et mal nettoyés. A cet enfermement dans des conditions infernales, inacceptables même pour des animaux, s’ajoute la limitation des droits dont devrait bénéficier tout prisonnier, en particulier le droit à une nourriture suffisante est propre à la consommation humaine, à l’application des règles d’hygiène, aux soins médicaux, à la visite des proches et celle de l’avocat, à la libre correspondance, à la lecture, à la séparation entre les prisonniers politiques et ceux de droit commun. Ces derniers sont utilisés pour la surveillance et le harcèlement des premiers. Aussi, les prisonniers sont toujours sous la menace de punitions arbitraires de tabassage ou d’isolement dans des conditions beaucoup plus difficiles et inhumaines
Le contrôle administratif
Après la prison, presque tous les prisonniers d’opinion subissent le contrôle administratif dont les modalités dépendent des consignes informelles des services de la sûreté de l’Etat et de l’humeur des agents qui les appliquent. Ils doivent rester indéfiniment dans leur collimateur pour poursuivre le processus de leur domestication et servir d’exemple pour le reste de la population.
Après ma sortie de la prison, j’ai été assigné à résidence durant six mois, puis ils m’ont permis de sortir sans m’éloigner de chez moi. Je devais pointer dans deux centres de polices d’une à quatre ou cinq fois par jour à des heures variables de la journée. Mon courrier et les appels téléphoniques que je recevais étaient contrôlés et interceptés. Pour envoyer un courrier, pour téléphoner, pour visiter un de mes proches, pour assister à une fête familiale il fallait toujours demander la permission et subir, en conséquence, des interrogatoires et des harcèlements.
Avant la levée du contrôle judiciaire ils m’ont accordé le droit de chercher un travail dans mon domaine de compétence. Cette faveur est rarement accordée aux anciens prisonniers d’opinion ; ils me l’ont accordée pour vérifier si j’avais bien récupéré mes capacités mentales après les traitements que j’avais subis lors des interrogatoires. Ces vérifications étaient faites dans la perspective de la restitution de mon passeport et mon retour en France après un mois de travail.
La mobilisation étrangère
Lorsque les agents de la sûreté de l’Etat ont décidé mon incarcération pour éviter la fuite d’informations sur leurs nouvelles méthodes de torture, ils ont estimé que mon affaire allait passer inaperçue. Ils ont estimé que je ne disposais pas de liens forts avec l’étranger risquant d’engendrer une mobilisation en ma faveur. Grâce à la détermination de plusieurs de mes professeurs, en particulier Jaques BERTHELOT, enseignant- chercheur à l’ENSA de Toulouse, de mes collègues, de mes amis et de plusieurs hommes et femmes de principe des milieux universitaires ou associatifs, cette mobilisation a pu avoir lieu. Pour organiser leurs actions ils se sont constitués en association loi 1901 et ils ont commencé par alerter les organisations de défense des Droits de l’Homme.
Les actions qu’ils ont effectuées étaient principalement :
  • d’écrire aux autorités tunisiennes et à leurs partenaires européens pour apporter un témoignage en ma faveur, pour demander des explications concernant mon arrestation, pour manifester l’indignation quant au sort qui m’était réservé et pour demander la fin de cette injustice.
  • de sensibiliser l’opinion publique par l’affichage, les manifestations devant le consulat de Tunisie à Toulouse, l’organisation d’une conférence de presse et la signature d’une pétition.
  • de m’écrire et garder le contact avec moi
Cette mobilisation était précieuse et déterminante pour ma protection lorsque j’étais coupé du monde et aux mains des tortionnaires tunisiens dont la liste des victimes est bien longue. Ceux-ci grâce à cette mobilisation, étaient obligés de ne pas prendre trop de risques en utilisant leurs nouveaux moyens de torture et de surveiller l’évolution des effets et des séquelles possibles de ces traitements. Cette mobilisation était pour moi à la fois un soulagement et une crainte ; un soulagement puisqu’elle constituait une reconnaissance de l’injustice que je subissais ; une crainte car les représailles risquent d’être inévitables si celle-ci prend fin.
Conclusion
En l’absence de légitimité démocratique, la torture et les atteintes aux droits de l’Homme deviennent indispensables pour consolider le pouvoir des dirigeants. C’est pour cela que la torture est devenue systématique en Tunisie. Elle s’organise et se perfectionne pour devenir encore plus efficace, destructive et camouflée. Les nouvelles méthodes que j’ai connues en sont une illustration. En Tunisie la torture a ses professionnels, ses institutions et ses complices (des médecins, des juges et des politiciens) et c’est ainsi quelle a pu se développer.
Le combat contre la torture et ses institutions en Tunisie, ne peut pas être pris en charge seulement par les défenseurs tunisiens des droits de l’Homme. Le pouvoir et les moyens dont ils disposent ne font pas le poids face à ceux des instigateurs de la torture. La solidarité entre les défenseurs des libertés partout dans le monde est indispensable aussi bien dans le cas de la Tunisie que pour bien d’autres pays. Cette mondialisation du respect des droits de l’Homme doit accompagner et rendre plus humaine la mondialisation économique et politique.

Par Nawaat, témoignage de  Nizar Chaari
* Témoignage paru dans l’ouvrage collectif :
Les Scientifiques et les Droits de l’Homme ;
Direction : Lydie Koch- MIRAMOND et Gérard TOULOUSE
Ed. : Maison des Sciences de l’Homme, 5 Mai 2003, Paris.

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