Tunisie: Le mouvement religieux «Ennahda», entre intentions démocratiques et anciens schémas rétrogrades
De toutes les tendances islamistes maghrébines, l’islam politique tunisien est celui qui a laissé le plus d’espace au débat politique du moins dans sa dimension théorique. Ce mouvement est né dans la décennie 70 à un moment où l’essentiel de l’espace politique tunisien était largement dominé par les forces de la gauche tunisienne.
Le leader du mouvement Rached Ghanouchi ne s’est converti aux thèses des frères musulmans que tardivement c’est à dire lors d’un voyage d’étude effectué au Caire. Professeur de philosophie, il rentre en Tunisie en 1969 et crée d’abord une association de sauvegarde du Coran, puis un parti politique le MTI « mouvement de la tendance islamique » qui changera en 1989 pour prendre son nom actuel d’« Ennahda », qui signifie littéralement « Renaissance ». Son mouvement prend alors un essor important notamment parmi les jeunes, un de ses lieutenants déclarera plus tard, je cite « notre opposition était aussi radicale que celle des marxistes, comme eux nous parlions de justice sociale, mais en plus notre discours était identitaire. Nous avions la clé du succès», je veux parler de Habib Mokni, un militant d’Ennahda exilé en Europe. Il est rentré au pays comme nombre de militants islamistes à la faveur de la révolution tunisienne.
Le MTI développe une importante activité sociale. Il crée des comités de quartier, des associations de bienfaisance. Cependant et à la différence des autres mouvements islamistes, il adopte une approche plutôt légaliste et revendique sa légitimité de parti politique comme les autres, ce qui n’était pas du goût du « rais » Bourguiba qui ira jusqu’à exiger sa condamnation à mort en 1987. Ce dernier répétait inlassablement ce refrain : « il y a pas de la place en Tunisie pour un parti religieux ». Le général Ben Ali profite alors de l’état de santé de Bourguiba pour le déposer suite à ce qu’on a appelé le « coup d’état médical » le 7 novembre 1987.
Dès les premières élections législatives de l’ère Ben Ali en 1989, « Ennahda » est autorisé à se présenter sur des listes indépendantes (des listes violettes) son score officiel était de 13 %, en réalité sa liste a remportée plus de 30 % des suffrages exprimés. Le parti du président le « RCD » rassemblement constitutionnel démocratique, comprend très vite qu’il faudrait mettre les islamistes au vert. Commence alors une deuxième phase qui s’ouvrira fi n 1992 et se poursuivra jusqu’à la chute du régime, celle de la répression et de la mainmise du RCD sur l’Etat et les richesses du pays. Le déclenchement de la crise algérienne suite à la rupture du processus électoral qui a donné une large avance aux islamistes algériens du « FIS » le Front islamique du salut, a été l’élément déclencheur de la répression totale, preuve que le pouvoir a pris peur du danger que constitue ce parti. C’est en 1990, que Ghannouchi choisit l’exil à Londres.
Pendant toutes ces années d’exil des leaders historiques d’Ennahda, une question lancinante se posait à tous les partis d’opposition de gauche et à la société civile : faut-il associer les islamistes à la lutte contre le régime corrompu de Ben Ali ? Là on trouve une cassure bien lisible entre les laïcs qui refusent catégoriquement cette éventualité alors que d’autres pensent qu’au contraire, le parti Ennahda ne peut être exclu. C’est le deuxième clan qui l’emporte, quand en 2005, plusieurs partis d’opposition dont Ennahda et des personnalités indépendantes créent « le collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés » (1), ils décident de militer de concert pour la défense des libertés fondamentales par la promotion de la démocratie en Tunisie mais également par le respect des acquis de la Tunisie notamment sur la question des droits de la femme tunisienne.
Aujourd’hui, il est certain que les islamistes n’ont pas disparu, ils ont simplement changé et se tiennent par conséquent en embuscade. Ces partis (exception faite des plus rigoristes notamment les salafistes) ne sont plus porteurs d’un autre modèle économique, ils sont devenus conservateurs quant aux moeurs et libéraux quant à l’économie pour reprendre l’expression d’Olivier Roy
Les islamistes sont aujourd’hui devant un choix qui dans les deux cas peut conditionner leur avenir dans un sens ou dans un autre : ou ils s’identifient totalement à un islam rigoriste, jihadiste et salafiste, et ils perdront toute prétention à vouloir inscrire l’islam dans la modernité, ou bien ils vont devoir faire davantage d’efforts pour repenser leur conception des rapports entre islam et politique. En ce qui est d’Ennahda, il me semble que ce parti s’est intégré dans le forum démocratique puisque nombreuses sont les formations politiques d’opposition qui ont discuté et mis en place avec ce parti des stratégies d’action politiques et à ce titre on peut penser qu’il est devenu un maillon important du paysage politique tunisien. A en croire le leader du mouvement M. Ghannouchi, le modèle suivi n’est pas l’islamisme radical ou wahhabite salafiste de type saoudien, mais plutôt le modèle turc représenté par le parti AKP qui dirige actuellement la Turquie. Il faut rappeler que ce parti a su concilier politique et si non l’islam au moins l’authenticité. Qu’en est-il réellement ? Je dois dire que c’est aux militants islamistes tunisiens de rassurer en apportant des gages claires sur leur intentions et sur la nature du projet politique qui sera le leur dans la perspective des prochaines échéances électorales. A eux de convaincre qu’ils ne sont plus dans une démarche de vouloir créer un Etat théocratique en Tunisie.
Pour ma part je pense que pour convaincre Ennahda doit se soumettre à quelques conditions sine qua non, et j’en vois quatre essentielles :
1) admettre le principe inaliénable de la séparation fonctionnelle entre le politique et le religieux, en d’autres termes renoncer au projet d’Etat islamique surtout quand on connaît ses redoutables conséquences pour la démocratie et les droits de l’homme, (ne jamais perdre de vue l’exemple algérien), c’est à dire accepter le jeu parlementaire et prôner un libéralisme économique teinté de social, et surtout un certain pragmatisme avec l’ensemble des forces démocratiques du pays, sans exclusif aucun.
2) que ce parti annonce clairement sa conversion au « fikh » du juste milieu qu’on peut traduire par « Droit musulman » qui signifie littéralement « réflexion, compréhension, intelligence, sagesse » et désigne plutôt «la science de la Loi ».
3) qu’il déclare son ralliement au règlement pacifique des conflits politiques
4) enfin qu’il proclame son soutien aux acquis de la femme tunisienne en acceptant le CSP (code du statut personnel) (1) .
En somme renoncer à l’identité intégriste de l’islam politique ou jihadiste. Ce n’est qu’a ses conditions que ce parti pourra retrouver toute sa place dans l’échiquier politique tunisien au même titre que les autres composantes et les sensibilités politiques de la Tunisie post Ben ali. C’est ensemble que toutes ces forces politiques, les forces vives du pays issues de la société , les intellectuels, les experts, les universitaires, les mouvements féministes et notamment la frange de l’électorat tunisien susceptible d’être identifiée comme la plus attachée à son identité islamique sans pour autant adhérer à l’islamisme politique, peuvent créer les conditions indispensables pour réussir la période de transition en cours et préparer le chemin vers une réelle démocratie participative, ce qui sera une première dans le monde arabe.
En dépit de ma confiance affichée, il faut néanmoins rester vigilant, ne pas surtout minorer l’audience du courant islamiste car Ennahda aujourd’hui ce n’est pas encore l’AKP turc même si des signes positifs existent. Deux raisons donnent à espérer : le premier, c’est ce que j’appelle le paradoxe de la Tunisie. En effet le mouvement Ennahda a un certain ancrage populaire, qui se vérifi e à fortiori aujourd’hui profitant de l’ouverture de l’espace démocratique. Paradoxalement l’idéologie salafiste n’a guère d’assise sociale en Tunisie, puisque la classe moyenne et l’égalité juridique des femmes en font un modèle quasi-unique de modernité au sein du monde arabe.
Mais les acquis de l’ère Bourguiba, despote éclairé, ont été dévoyés par son successeur et sa belle famille, qui avaient verrouillé tous les espaces de liberté. La vague de religiosité apparue ces dernières années, tout comme la violence de l’actuelle « révolution du jasmin » témoignent d’une profonde aspiration à la liberté. Ennahda a été décimé, mais les années d’autorité endurées par le peuple tunisien pourraient renforcer le réservoir électoral des extrémistes. Les prochaines élections constitueront un test. La deuxième raison d’espérer est le fait qu’Ennahda, contrairement au mouvement islamiste algérien, n’a jamais pu faire basculer la Tunisie dans la violence en ce sens que ce parti semble jusqu’ici plus proche des islamistes modérés de l’AKP turc que des barbus algériens et de l’AQMI(2) aujourd’hui. Mais ils pourraient bien se révéler sous leur vrai jour à l’avenir. C’est en cela qu’il est aisé de parler de paradoxe tunisien. Je pense pour ma part que l’issue des élections tunisiennes à venir dépendra en bonne partie de la capacité de la gauche et des forces vives de la nation à s’unir autour d’un projet capable d’apporter des réponses efficaces aux demandes exprimées pendant la révolution en matière économique et sociale, en mettant en avant notamment la légitimité retrouvée de l’unique centrale syndicale tunisienne l’UGTT (3) qui pourra enfin sortir de sa léthargie dans la quelle les régimes successifs de Bourguiba et de Ben Ali l’ont plongée.
Mohammed Fadhel TROUDI Docteur en droit, chercheur en Relations internationales et stratégiques associé à l’IIES. Extrait de l’article intitulé « La révolution tunisienne entre attente et déception, fragilité et maturité » paru dans GÉOSTRATÉGIQUES N° 32 • 3eTRIMESTRE 2011
(1) Le Code du statut personnel (CSP) consiste en une série de lois progressistes, promulguées le 13 août 1959 par le décret beylical et entré en vigueur le 1er janvier 1957, vise à instaurer l’égalité entre l’homme et la femme dans de nombreux domaines. Le CSP est l’un des actes les plus connus du premier président Habib Bourguiba qui en fait son cheval de bataille dès les premiers mois de l’indépendance du pays. Il donne à la femme une place inédite dans la société tunisienne et plus largement dans le monde arabe, abolissant la polygamie, créant une procédure judiciaire pour le divorce et n’autorisant le mariage que sous consentement des deux parties. Le président déchu Ben Ali, apportera des modifications qui renforcent le CSP en particulier avec l’amendement du 12 juillet 1993, portant modification du CSP, il donne à la femme tunisienne le droit de transmettre son patronyme et sa nationalité à ses enfants au même titre que son époux, même quand elle est mariée à un étranger, à la seule condition que le père est d’accord. Cette politique féministe s’inscrivant dans une politique de modernisation du pays, n’a pas eu que des partisans, elle s’est confrontée aux mentalités conservatrices d’une partie de la société tunisienne proche des islamistes du mouvement Annahda et des groupuscules salafistes Il faut rappeler à cet égard, que le théologien, écrivain et syndicaliste Mohamed Fadhel Ben Achour (1909-1970) était l’un des seuls religieux tunisiens à avoir défendu les dispositions du CSP, considérant que c’est seulement un effort d’interprétation et définit le CSP comme un « impératif des temps modernes... mais toujours conforme aux textes fondateurs de l’islam».
(2) Al-Qaida au Maghreb islamique ou « AQMI » est une organisation islamiste armée d’origine algérienne. Elle était connue avant le 25 janvier 2007 sous le nom du GSPC « Groupe salafiste pour la prédication et le combat », qui a prêté allégeance à Al-Qaida de Ben Laden. Elle est placée sur la liste officielle des organisations terroristes des États-unis, de l’Australie, de la Russie et d’autres États européens. Les racines de ce mouvement se trouvent indiscutablement en Algérie, néanmoins la zone d’influence et d’opération s’est étendue et correspond aujourd’hui à la région désertique du Sahel qui s’étend des régions semi-arides du Sénégal jusqu’à certaines parties de la Mauritanie, du mali et du Niger.
(3) L’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) a été crée au début des années 1920. Elle a un long passé de défense des intérêts des ouvriers et des travailleurs tunisiens. Elle a su avec des dirigeants honnêtes et courageux contester des décisions du leader historique de la nation Habib Bourguiba et défendre de manière intransigeante les intérêts des salariés notamment sous la direction de Habib Achour, un militant d’exception et grand leader du mouvement syndical tunisien dont il a défendu avec courage son autonomie face au régime de Bourguiba. Cependant, depuis l’accession de Ben Ali au pouvoir (1987), c’est à une caporalisation et à une bureaucratisation du mouvement syndical que l’on a assisté. Elle était la seule centrale autorisée sous le régime de Ben Ali, pourvue de l’exclusivité de la représentation du monde du travail. Forte de 400 000 adhérents dont le quart environ appartient à l’éducation nationale, elle ne doit une bonne partie de ses ressources et de ses moyens qu’à la bonne volonté du pouvoir. C’est dire que jusqu’à une période récente sa direction a de manière zélée servi davantage ses intérêts corporatistes que ceux des travailleurs. Pourtant comme le souligne Algeria Watch (Information sur les droits humains en Algérie), « Si sa direction nationale a souvent été proche du pouvoir, ses unions régionales et ses cadres locaux ont de tout temps soutenu et accompagné les mouvements de protestation. L’implication de sa structure régionale dans les événements qui ont secoué Sidi Bouzid en constitue la meilleure preuve». Ce positionnement a constitué un incontestable et important point d’appui pour le soulèvement tunisien en ce sens que l’organisation a inscrit davantage son action dans le mouvement de revendications sociales et démocratiques en cours. Ce positionnement lui a valu la sympathie de la rue tunisienne mais dans la phase de transition en cours, sa crédibilité dépendra surtout de sa capacité de mobilisation et de sa capacité de sortir de la logique du pouvoir qui est loin d’être le rôle d’une organisation syndicale.
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