Tunisie - Ennahda et l’UGTT à couteaux tirés, est-ce une crise «nécessaire» ?


Pour Noureddine Arbaoui, dirigeant d'Ennahda, l'Union générale tunisienne du travail est manipulée par des forces de l’ancien régime décidées à entraver l’action gouvernementale. Le SG-adjoint du syndicat, Mohamed Msalmi, lui rétorque par une question: pourquoi ce parti au pouvoir considère-t-il toute contestation comme un putsch contre la volonté populaire alors que sous le règne de Ben Ali, il soutenait les grèves sans réserve? Chronique d’une crise qu’a fait éclater au grand jour un récent débrayage des agents municipaux.
 « UGTT et Ennahda: l'entente passe-t-elle par la confrontation ? », s’interroge le 27 février dernier le quotidien public La Presse, constatant que leurs relations « se sont détériorées » et que « la confrontation et les accusations mutuelles ont supplanté le dialogue et la concertation ». Les tensions entre le principal syndicat tunisien - l'unique sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, qui s'est souvent targué d'être la seule force d'opposition - et le parti islamiste, qui domine le gouvernement de coalition, viennent d’atteindre leur paroxysme.
Tout commence le 20 février: les agents municipaux, notamment les éboueurs, entament une grève de quatre jours pour demander à bénéficier d'une prime négociée avec le précédent gouvernement de transition. Dès le lendemain, des ordures sont déposées devant les locaux de l'UGTT dans plusieurs gouvernorats: les bâtiments de Monastir, Kairouan, Bizerte, Kebili, Manouba, et le siège de Tunis seront touchés. Dans certaines localités, les attaques prennent une tournure plus agressive: le 21 février, à Fériana, dans le gouvernorat de Kasserine (centre), « le secrétaire général de l’union locale est forcé de sortir du bâtiment, des documents sont saisis et brûlés devant le local », explique Mohamed Msalmi, secrétaire général adjoint de l'UGTT ; le 23 février, les locaux du syndicat à Menzel Bouzelfa, dans le gouvernorat de Nabeul (nord-est), sont incendiés.
Le syndicat accuse le mouvement Ennahda d'avoir orchestré ces attaques. Sur la radio Shems FM, le porte-parole de l’UGTT, Sami Tahri, déclare que certaines pages Facebook, connues pour leur allégeance à ce parti, ont appelé les citoyens à déposer leurs ordures ménagères devant les locaux de l’UGTT. Des accusations rejetées en bloc par le parti au pouvoir, qui souligne qu'elles sont « précipitées » et « sans preuves ». « Ennahda a toujours dit que le droit de grève était intouchable, assure Noureddine Arbaoui, membre du bureau exécutif. Tous les travailleurs ont le droit de défendre leurs droits. »
« Ennahda veut nous faire taire », affirme le leader de l’UGTT
 Une nouvelle étape est franchie le 25 février dernier. A l'appel du syndicat, entre 3.000 et 5.000 personnes manifestent à Tunis contre ce qu'elles estiment être « une campagne de dénigrement contre l'UGTT ». Plusieurs partis politiques participent au rassemblement, dont le Parti démocrate progressiste (PDP), le mouvement Ettajdid (l’ancien parti communiste) et le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT). Les responsables d'Ennahda « veulent nous faire taire pour avoir le monopole et décider seuls de notre sort, accuse Houcine Abassi, le secrétaire général de la centrale syndicale. Mais nous ne plierons jamais et nous ne céderons pas ». Certains manifestants réclament « la chute du gouvernement », et les forces de l'ordre font usage de gaz lacrymogène pour disperser la foule.
Le Premier ministre et secrétaire général d'Ennahda, Hamadi Jebali, qualifie les manifestants de « résidus du RCD » et affirme que des hommes d’affaires de Sousse, région d'origine de l'ex-président Zine El-Abidine Ben Ali, ont financé leur transport. « Il nous semble que l'UGTT est manipulée par des forces de l'ancien régime, ou des forces vaincues aux récentes élections, renchérit Noureddine Arbaoui. Elles n'ont pas accepté la défaite et veulent engager un bras de fer avec le gouvernement, en particulier avec Ennahda ».
« Il y a eu quelques débordements, reconnaît Mohamed Msalmi. Certains slogans avaient des accents politiques alors que la manifestation était organisée pour dire l'attachement de l'UGTT aux droits syndicaux et aux libertés ». Le syndicaliste n’en fustige pas moins les accusations d'Ennahda, estimant qu'elles entrent dans le cadre d'une « campagne contre le travail syndical et les libertés, entamé juste après les élections de l'Assemblée constituante », le 23 octobre dernier.
 Une crise « nécessaire » ?
  « Avant, Ennahda soutenait toutes les grèves, y compris celle des municipalités qui a duré plus de 15 jours en juin dernier, dit Mohamed Msalmi. Au lendemain des résultats, chaque mouvement était considéré comme un putsch contre la volonté du peuple, et les grévistes étaient stigmatisés ». Noureddine Arbaoui explique, de son côté, que « le gouvernement appelle à être raisonnable, au vu des difficultés économiques ». « Toutes les dictatures invoquent une conjoncture exceptionnelle pour justifier l'absence d'Etat de droit », rétorque le syndicaliste.
Il incrimine aussi une récente circulaire du Premier ministre, qui crée des « commissions d'écoute » dans chaque ministère ou entreprise publique. « C'est une façon de contrecarrer l'activité des syndicats, accuse-t-il. De telles méthodes rappellent ce que faisait le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, l'ex-parti au pouvoir, NDLR) à travers les sections professionnelles liées au parti ». Il ajoute que « des ministres issus d'Ennahda ignorent les structures fédérales et régionales du syndicat en contactant directement les leaders locaux, ce qui constitue une ingérence dans le fonctionnement de l'organisation ».
Chaque partie affiche, toutefois, sa bonne volonté dans le contexte de crise économique et sociale que traverse la Tunisie. « Pour Ennahda, l'UGTT reste une force nationale avec laquelle nous travaillerons pour bâtir notre nouveau pays. Nous devons mettre ce qui s'est passé entre parenthèses », affirme Noureddine Arbaoui. Mohamed Msalmi se dit, quant à lui, conscient que « le pays ne supporterait pas un affrontement » avec le parti islamiste. « On veut croire que cette crise était nécessaire pour que chacun connaisse ses limites, dit-il. C'est un signal d'alarme, pour rappeler que les Tunisiens ont fait la révolution pour en finir avec les atteintes à la liberté ». Il avertit néanmoins qu'en « l'absence de bonne volonté de la part d'Ennahda, l'UGTT répondra avec force ».

Écrit par Anouk Ledran, de Tunis    Vendredi, 02 Mars 2012
http://www.maghrebemergent.info/actualite/maghrebine/9541-tunisie-ennahda-et-lugtt-a-couteaux-tires.html
 

Commentaires