Situation politique en Tunisie; on n'est pas en Égypte ni en Algérie
Eh bien, nous répondrons que c’est le jeu de la démocratie. C’est ce que font les partis de la gauche tunisienne, dont certains s’apprêtent à gouverner avec les islamistes. Car, nous le savons tous, des élections libres donneront dans tout le monde arabe un poids important aux islamistes (dans ses différentes déclinaisons, et Ennahdha en Tunisie n’est pas les Frères musulmans en Égypte ou au Maroc) et le choix est clair: soit le retour aux dictatures que l’Occident a soutenues sans états d’âme; soit la confiance dans la démocratie, dans les peuples, qui, même musulmans, aspirent à la liberté et non à une dictature de type taliban.
Autre éditorialiste, Jean Daniel, toujours mal à l’aise quand il s’agit de l’islam et qui a mis si longtemps à dénoncer la dictature de Ben Ali. Son texte publié le 26 octobre, «Tunisie. Victoire programmée pour les islamistes » (Nouvelobs.com) est un mélange d’erreurs factuelles – que signalent d’ailleurs ses lecteurs sur le forum – et des préjugés qui animent une bonne partie de la gauche française.
«Le plus triste, c’est que cette victoire altère les couleurs du Printemps arabe, décourage les insurrections modernistes, et galvanise les insurgés religieux. La Tunisie était un exemple à suivre pour tous les nouveaux combattants arabes de la démocratie. Elle est devenue un modèle pour les mouvements religieux. Dieu vient de dérober au peuple sa victoire.»
Insurgés modernistes ? Insurgés religieux ? Sur la place Tahrir tant célébrée, tous les vendredis, des milliers de manifestants faisaient la prière. A quel courant appartenaient-ils ? Moderniste ? Religieux ?
«Une bonne partie des opinions publiques, tant en Occident que dans les pays arabo-musulmans, s’étaient détournées des compétitions sportives ou de la crise financière mondiale pour s’intéresser à ce qu’il se passait dans un petit pays méditerranéen de 12 millions d’habitants.» (...)
Avaient-elles tort ?
«Les Tunisiens se sont donné le droit de vote. Encore fallait-il que les élections fussent libres. Elles l’ont été pour la première fois et chacun s’est incliné devant le civisme allègre des citoyens qui, par leur vote à près de 90%, étaient supposés charger les 217 constituants d’établir une forme d’Etat de droit en respect avec les principes essentiels qui font une démocratie. Le combat reste ouvert mais il est compromis. On va voir si les Tunisiens savent se reprendre et organiser une coalition qui empêche les 70 nouveaux constituants d’imposer leurs lois.»
Les Tunisiens doivent «se reprendre» ? Quelle condescendance à l’égard de ces ex-colonisés qui ont le front de ne pas voter comme les intellectuels parisiens le souhaitent.
Et Jean Daniel dresse un étrange parallèle avec l’Algérie: «Si une vigilance, parfois ombrageuse, s’est imposée aux familiers de l’histoire du Maghreb dès qu’il a été question d’élections libres en Tunisie, c’est parce qu’ils gardaient à l’esprit ce qui s’était passé, en Algérie, entre le 5 octobre 1988 et le 14 janvier 1992. Bilan: environ 150.000 morts.» Que signifie ce charabia ? Entre octobre 1988 et les élections de janvier 1992, il n’y a pas eu 150.000 morts. Les morts sont venus après que l’armée a arrêté le processus démocratique. Ce coup d’État fut, selon Jean Daniel, «populaire aux yeux de l’opinion démocratique» et «a sans doute protégé l’Algérie d’une victoire des ennemis islamistes de la démocratie».
Populaire aux yeux de l’«opinion démocratique» ? Faut-il rappeler que de nombreux partis non confessionnels, comme le Front des forces socialistes (Ffs) ou même le Front de libération nationale (Fln), ont pris position contre le coup d’État ? Et qui peut prétendre que ce coup a protégé la démocratie ? S’il existe un pouvoir autoritaire et corrompu aujourd’hui dans le monde arabe, c’est bien celui des généraux algériens.
«Pour nombre de laïcs ou simplement de républicains, fussent-ils les plus musulmans, l’expression “islam modéré” est un oxymore: il y a contradiction absolue entre les deux mots. Pour d’autres, la capacité de résoudre les problèmes considérables que la construction et le développement de la Tunisie vont poser est assez faible sans l’appui des forces qui se disent encore islamistes mais qui ne sont souvent que conservatrices. Elles répondent au besoin d’ordre et d’autorité qui, dans l’histoire, est toujours apparu après le chaos provoqué par des journées insurrectionnelles.»
Nombre de laïcs, de républicains contestent l’expression islam modéré ? Jean Daniel confond les musulmans qui s’expriment abondamment dans les médias occidentaux avec l’opinion dans le monde arabe. Les deux plus importantes forces de gauche en Tunisie ont accepté le principe d’une collaboration avec Ennahdha, preuve qu’elles croient qu’il existe non pas un «islam modéré», mais des organisations islamistes qui acceptent les règles de la démocratie.
Plus largement, les clivages qui divisent la Tunisie ne se résument à celui entre laïcs et islamistes. D’autres questions se posent à la société, aussi bien sociales que politiques, des choix du développement comme celui de la politique internationale et régionale. Rien ne serait plus dangereux que de faire des combats dans le monde arabe des combats entre deux blocs homogènes, laïcs et islamistes. Non seulement parce que la victoire de ces derniers serait certaine, mais aussi parce que ce n’est pas le principal clivage de la société.
Oui, Ennahda est une organisation conservatrice, notamment sur le plan des mœurs et de la place des femmes; elle est libérale en matière économique; son fonctionnement a longtemps été vertical (comme tous les partis de la région), même s’il est désormais contesté par les nouvelles générations et les nouvelles formes de communication. Il ne s’agit donc pas de donner une image idéalisée du mouvement, mais de reconnaître que, comme le Hamas en Palestine, il est une partie de la société, et que son exclusion signifie l’instauration d’une dictature militaire.
Par Alain Gresh
Source: http://www.kapitalis.com/afkar/68-tribune/6647-tunisie-les-editocrates-francais-repartent-en-guerre.html
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