Les députés UMP ont de la difficulté à saisir les spécificités du contexte tunisien, la Tunisie n'est pas islamiste !

Dans une tribune intitulée de manière péremptoire "La Tunisie est aujourd'hui islamiste", Nicolas Clinchamps, spécialiste du droit de l'outre-mer, nous a livré un regard caricatural et simpliste sur la situation en Tunisie. A telle enseigne que la critique de son texte pose d'emblée une question d'ordre moral – l'auteur est-il de bonne foi ? – et d'ordre méthodologique – répondre de front, sans prendre de recul historico-philosophique, revient à faire de la dialectique, et la dialectique est connue pour s'épuiser elle-même...

Outre un problème d'intelligibilité de certains passages du texte – que signifie : "Aujourd'hui, les signes se multiplient vers toujours plus d'islam depuis la Révolution" ? – sa description de la Tunisie comporte des amalgames en série et une méconnaissance manifeste de la réalité politique et sociale de ce "peuple frère" (selon l'expression – ironique ? – du président Sarkozy). Les illustrations ne manquent pas et ponctuent même chacune de ses assertions et autres anecdotes plus dignes du touriste de passage que de l'observateur sérieux...
La lecture de cet article conduit même à se demander si son auteur n'a pas été frappé d'un "léger" trouble de la perception de l'espace et du temps. Le texte porte-t-il sur l'Algérie des années 1990 ou l'Afghanistan d'aujourd'hui ? Les Tunisiens sont les premiers surpris d'apprendre qu'il porte sur leur propre pays. Un pays où les "milices de la vertu", les fameux salafistes, séviraient à chaque coin de rue et couperaient de façon ordinaire les routes en toute impunité ; où les femmes en nikab seraient plus nombreuses que celles ayant l'audace de sortir tête nue ou de se baigner sans être revêtues d'un voile ou d'un "burkini", ces fameux maillots de bains islamiques ; où les murs seraient couverts exclusivement de graffitis islamistes, à l'exclusion de tout autre slogan célébrant la liberté et le souffle révolutionnaire (il est vrai qu'ils sont parfois écrits en arabe, langue à laquelle l'auteur semble également étranger...) ; où le fameux appel à la prière de l'aube de 3 h 30 du matin ("el fajr") daterait de la chute du régime de Ben Ali, assimilé à une sorte d'âge d'or de la laïcité en Tunisie...
L'auteur s'offusque de cette pratique coutumière qui rythme la vie quotidienne en Tunisie, une réaction qui n'est pas sans rappeler celle de Jean Dujardin, le fameux agent OSS 117, face au muezzin indélicat qui avait osé le réveiller (Le Caire, nid d'espions) ... Outre un problème avec le fait religieux, l'auteur exprime plus largement une difficulté à saisir la différence, à l'instar de ces députés UMP qui ont refusé d'assister au discours du président Marzouki lors de sa récente visite en France.
En cela, malgré ses défauts – c'est un doux euphémisme – le texte de Nicolas Clinchamps revêt un intérêt certain. Il semble donner raison au président tunisien, lorsque celui-ci estimait encore récemment que : "la France est le pays le plus proche de la Tunisie et celui qui nous comprend le moins bien au sein de l'Europe. Est-ce la grille de lecture "religieuse" des Français qui les empêche de se rendre compte de ce qui se passe dans le monde arabe ?" (Le Point.fr, 17 mai).
L'auteur du texte semble ainsi céder à l'obsession islamiste par une diabolisation stérile, y compris en réduisant la complexité de la Tunisie post-révolutionnaire à l'émergence d'un "Etat islamiste". L'attachement des Tunisiens à leur identité musulmane n'est pas exclusif d'un esprit d'ouverture constitutif aussi de leur identité propre. Il suffit ici de connaître les grands traits de l'histoire de ce peuple et de ses mœurs autrement plus riches et complexes que le tableau dépeint par l'auteur...
En Tunisie, les barbus côtoient des femmes libres de leur propre apparence... et qui trouvent même un taxi, y compris tard dans la nuit (ce qui semble être pour l'auteur un critère non négligeable sur l'état d'islamisation de la société. Ses propres concitoyens apprécieront...). Mieux, le sens de l'accueil – y compris de ses concitoyens juifs tunisiens ... – demeure des traits caractéristiques de l'identité (musulmane) tunisienne.
Si l'apparition de groupes salafistes actifs et visibles est un phénomène prégnant et inquiétant – de la Tunisie post-révolutionnaire, l'auteur de l'article garde le silence sur le rejet massif de cette vision/pratique extrémiste de l'islam. Un rejet qui fait consensus y compris dans des milieux "conservateurs" où l'attachement à la religion se traduit par une observance assidue du rite musulman, sans pour autant entraîner un tel rigorisme intégriste ou un rejet de l'étranger ou du non musulman. L'auteur ignore – sciemment ? – la distinction entre "salafistes" et islamistes de la mouvance du parti majoritaire au pouvoir : "Ennahda". Même s'ils se rejoignent sur la volonté d'établir un ordre moral fondé sur des valeurs de nature (ultra)conservatrices et religieuses, les doctrines et les partis islamistes ne forment pas un bloc monolithique. Il convient ainsi d'apprendre à conjuguer au pluriel pour saisir la nouvelle donne tunisienne ...
Figures de l'opposition historique aux différents régimes en place, forts de leur ancrage dans la société, de leur capacité d'organisation et de mobilisation, les partis "islamistes" tendent à fructifier sur le plan politique et électoral un soulèvement populaire dont ils n'étaient ni les penseurs ni les instigateurs. Toutefois, non seulement la victoire électorale d'Ennahda a été acquise avec une abstention de 50 % du corps électoral, mais 33 % des suffrages exprimés se sont portés sur des petites listes n'ayant pas donné lieu à l'attribution de sièges (créant ainsi un avantage pour les listes arrivées en tête). Le processus de transition démocratique est par définition un processus lent, graduel et heurté.
La démocratie n'est ni innée, ni acquise : c'est une construction qui suppose une acculturation. Dans la perspective de la structuration du nouvel ordre politique et social, une alternative viable à l'islamisme politique est possible. A cette fin, les partis dits "progressistes", en première ligne durant la révolution, doivent remédier à leurs carences stratégiques, organisationnelles et idéologiques. Briser la dynamique de l'islamisme politique est à ce prix.

Par :
Béligh Nabli dirige l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe.
Sélim Ben Abdesselem, député tuniso-français à l'Assemblée nationale constituante de Tunisie (ANC), représentant les Tunisiens de France.

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