Tunisie: L'amateurisme politique apparent d'Ennahda semble être une volte-face, on assiste à une remise en question de l'État moderne tunisien

Imputé à l'inexpérience des islamistes, l'attentisme du gouvernement menace le pays de paralysie. On assiste à une remise en question de l'État moderne tunisien.

Conservatisme
Les résultats des élections de la Constituante expriment assurément une volonté de rupture et le rejet d'un système arrivé en bout de course, mais aussi la tentation d'expérimenter un nouveau modèle fondé sur les valeurs de l'islam politique, révélant le conservatisme d'une large frange de la société. « Il n'y a rien d'étonnant à cela. Nos dirigeants ont donné du pays une image extrêmement progressiste, à l'opposé de notre réalité. Sous Ben Ali, nous sommes restés attachés aux traditions en l'absence d'une volonté de pérenniser des valeurs de modernité », analyse Samira Allani, une universitaire de Kairouan.
L'islamisation conduite par Ben Ali était fondée sur un paradoxe : une libre pratique de la foi dans les mosquées sous le contrôle du ministère de l'Intérieur et une stigmatisation du voile et des barbes dans les facultés, ainsi que dans l'armée et dans l'administration. Résultat, le courant de sympathie à l'égard de la mouvance islamiste est allé grandissant, l'opinion publique faisant l'amalgame entre le simple pratiquant harcelé et le militant d'un courant politique flirtant avec le terrorisme.
La religion est devenue le refuge des populations démunies, des diplômés-chômeurs, mais également celui d'une élite privée de toute marge de manoeuvre. C'est ainsi qu'est née une opposition silencieuse porteuse de valeurs conservatrices. En outre, le vide créé par le nivellement culturel pratiqué par Ben Ali a été comblé par les télévisions satellitaires arabes, qui ont ainsi permis au discours religieux d'entrer dans tous les foyers. « Aujourd'hui, le monde occidental et les pays émergents s'orientent vers des formes de multiculturalisme et de recherche du mode de vivre ensemble, alors que dans les pays arabes nous serions plutôt en train d'aller vers une quête fantasmée de pureté identitaire », observe Sophie Bessis, directrice de recherches à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Le choix électoral des Tunisiens a été simple. « Ben Ali et les siens s'étant enrichis sur le dos du pays, j'ai voté Ennahdha, parce que le parti d'Allah ne peut être corrompu », explique une électrice. C'est sur ce terreau qu'Ennahdha a prospéré, laissant entendre qu'il y aurait un mieux-être pour tous et un retour de la vertu. Ainsi la morale a-t-elle pris le pas sur le discours politique, conduisant progressivement à une remise en question de l'État moderne fondé par Bourguiba. Pourtant, les mots d'ordre de la révolution n'avaient aucune connotation religieuse. Les islamistes étaient d'ailleurs les grands absents des manifestations du 14 janvier. « Tout le monde était présent lors de la révolution, mais personne ne tenait un drapeau pour s'identifier. C'est une révolution populaire portée par toutes les victimes du régime de Ben Ali, et Ennahdha a été l'une de ses plus grandes victimes », plaide Rached Ghannouchi, leader de la formation.

Volte-face
Reste que, depuis l'élection de la Constituante, le discours des islamistes a sensiblement évolué. Chantre d'« une démocratie rayonnante, du respect des droits de l'homme, de la justice et de la dignité » en période électorale, Ennahdha a fait volte-face. Jusqu'à son récent revirement, son projet de Constitutionétait sans ambiguïté et proposait la charia comme référentiel législatif. Saïda Garrach, avocate et membre du comité directeur de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), rappelle que « si la charia était inscrite dans la Constitution, elle deviendrait une source formelle du droit, c'est-à-dire que toute norme qui ne lui serait pas conforme serait nulle. Elle est actuellement une source d'inspiration de la législation, notamment en droit de la famille, mais le législateur a la pleine responsabilité de l'élaboration de la loi, ce qui ne serait plus le cas si l'on créait un conseil d'oulémas. Cela sonnerait le glas de l'État civil ».
De même, les radicaux d'Ennahdha envisageaient de rétablir le Majlis al-Choura, concile de juges islamiques, et de réintroduire les habous, biens de mainmorte (biens fonciers ou immobiliers inaliénables), qui permettraient de pérenniser le capital au sein d'un groupe, ainsi que la hiérarchie sociale, dont celle de la famille. Mais il suffit que la société civile ou le monde du travail protestent pour qu'Ennahdha recule en arguant de malentendus.
À la stratégie éventée du « deux pas en avant, un pas en arrière » se greffe celle dite du double discours, ou plutôt du discours le plus large qui permet de présenter tout ce que la formation à en rayon, de la position la plus extrême à la plus modérée. « Ils travaillent à une refonte irréversible de la société, mais ils sont desservis par un gouvernement sans réaction face aux dépassements des extrémistes », explique Zein Ennaifar, du parti El-Moubadara. Abdelfattah Mourou, qui connaît le mouvement de l'intérieur pour en avoir été l'un des fondateurs, affirme que « pour les islamistes la fin justifie les moyens, et [que] tous les moyens sont bons pour "islamiser" la société, y compris présenter un visage modéré afin de s'infiltrer et de parvenir au but ».
Si le gouvernement a ainsi perdu en crédibilité, la cote de Rached Ghannouchi, elle, est au beau fixe. Celui dont on dit qu'il « dirige » le pays s'est singulièrement démarqué de sa base militante et se positionne en arbitre au-dessus de la mêlée. Pour lui, « la Tunisie est un État musulman civil où légiférer revient aux représentants du peuple ». Mais, comme le remarque Abdelwaheb el-Hani, fondateur du parti Al-Majd et ex-sympathisant du mouvement, « l'organisation interne d'Ennahdha entrave l'évolution intellectuelle de ses membres, qui n'ont pas atteint le niveau de réflexion de Ghannouchi ».
Ennahdha peine aussi à gérer sa frange radicale et les salafistes. Formée en Irak et en Afghanistan, la branche djihadiste de cette nébuleuse, impliquée dans les accrochages de Rouhia en mai 2011 et de Bir Ali Ben Khlifa en février 2012, a même signé sa rupture avec le gouvernement en attaquant les forces de l'ordre. Avec le retour à l'islam fondamentaliste pour seul argument, ce qui n'était qu'un épiphénomène surmédiatisé a eu un tel impact sur la population qu'Othman Battikh, le discret mufti de la République, a rappelé que « nous n'avons pas besoin des divisions et des différences, parce que nous partageons la même foi », tandis que Mohamed Abbou, ministre chargé de la Réforme administrative, remettait les pendules à l'heure en assénant que « les salafistes doivent respecter le peuple tunisien qui les a libérés. Au moment où des militants luttaient contre la dictature de Ben Ali, eux avaient préféré aller se battre en Irak ». Ali Larayedh, ministre de l'Intérieur, n'exclut plus un affrontement avec les salafistes.
Certains suggèrent cependant qu'Ennahdha laisse faire ceux qu'elle considère comme ses « fils », car elle doit, à cinq mois de son congrès, ménager la chèvre et le chou. Mais les images de barbus hargneux ont fait le tour du monde, avec une incidence directe sur l'économie. « Si les touristes ont peur de venir, que dire alors des investisseurs ! » s'alarme Wided Bouchamaoui, présidente du patronat tunisien.
À travers la machine infernale de la troïka, Ennahdha aura en tout cas neutralisé - délibérément ? - ses deux alliés : Ettakatol a été vidé de sa substance et a perdu en crédibilité, tandis que le Congrès pour la République (CPR) s'est scindé entre pro-islamistes et démocrates. Mais les islamistes ont compris que les difficultés du gouvernement pourraient les affaiblir. D'où leur appel aux compétences de l'opposition, arguant que « si le gouvernement échoue, nous échouons tous », mais celle-ci a refusé. Afek Tounes, le Parti démocrate progressiste (PDP) et Ettajdid (ex-Parti communiste) ont au contraire choisi de rejoindre un front regroupant des formations modernistes, comme le recommandait l'ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi. L'influence de ce dernier a d'ailleurs le don d'irriter Ennahdha au point que Samir Dilou, porte-parole du gouvernement, a évoqué l'existence de « trois gouvernements », l'un à la Casbah, l'autre à Carthage et le troisième à La Soukra (où habite Caïd Essebsi). Le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), qui a fondé le Front populaire-14 Janvier, auquel se sont ralliés plusieurs partis de gauche, tente de retrouver une audience en adoptant un discours de proximité très réaliste. Quant aux destouriens, ils sont toujours là, cultivant leur réseau.
Mais de vieilles querelles ressurgissent et de nouvelles inimitiés se forgent. Le PDP en veut à Ennahdha, qu'il a défendue sous Ben Ali, ainsi qu'à Ettakatol, compromis dans la troïka. « L'opposition veut faire des islamistes un nouveau Ben Ali, un nouvel ennemi commun, note un observateur. Mais il est paradoxal qu'elle s'entête à vouloir fissurer le bloc d'Ennahdha au lieu de chercher à séduire les nombreux indécis. »

Contre-pouvoirs
D'autres contre-pouvoirs s'organisent. La société civile émerge, mobilise l'opinion et bénéficie de financements de la part d'organisations non gouvernementales. Les médias, eux, découvrent la pratique du quatrième pouvoir et imposent leur indépendance. Plus significative politiquement est l'entente entre les deux mastodontes que sont l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) et l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica, patronat), qui a pris de cours le gouvernement. Avec la capacité fédératrice des syndicats, ce rapprochement pèsera lourd dans les prises de décision. Enfin, l'administration, appareil séculier par excellence, fait de la résistance passive face aux changements qu'Ennahdha veut y apporter. Mais ce n'est pas tant par conviction qu'elle renâcle que par volonté d'être absoute de ses dérives sous Ben Ali.
La Tunisie vacille et opère sa mue. Le processus institutionnel a tenu la route jusqu'aux élections. Depuis, c'est l'immobilisme. La sécurité est de retour, mais les tensions persistent sous l'effet de l'augmentation des prix à la consommation.
Certains analysent l'apparente inexpérience du gouvernement comme une façade, pendant que se préparent en coulisse une refonte de l'administration et un remaniement de l'État moderne sur la base d'une Constitution taillée sur mesure par les islamistes - même sans référence à la charia. La crainte est que ce gouvernement légitime, mais provisoire, ne prenne la barre pour une durée indéterminée au prétexte qu'il agit selon les souhaits de ceux qui l'ont élu. Le Tunisien va-t-il être pris au piège de sa nature modérée ? En ne s'exprimant pas haut et fort, il ferait le jeu des intégristes, lesquels savent que ce « non-rebelle », qui a longtemps accepté le joug de Ben Ali, pourrait, par fatalisme, en supporter un autre.

Par Frida Dahmani
L'article intégral est disponible à l'adresse:
http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2672p049-053.xml0/ben-ali-sigma-conseil-ennahdha-sophie-bessisislamisme-la-tunisie-bascule-t-elle.html

Commentaires