Le conflit syrien: tout reste ouvert

Si je devais rapprocher les deux opinions qui m'ont paru, au cours de ces longs mois de "révolutions arabes", représenter la meilleure confrontation du sens et du non-sens, je choisirais d'une part une phrase lapidaire, en forme d'interjection, lancée par le poète syrien Adonis et, d'autre part, un extrait du livre publié l'an dernier par Tarik Ramadan.
Je commence par ce dernier. Dans son ouvrage consacré aux "révolutions" arabes, il ne manque pas de s'attarder sur les éléments de fait qui attestent que les "révolutions" arabes ont été préparées et financées de l'étranger – ce genre d'éléments que la propagande a su réduire à des données incidentes, quasi anecdotiques, chaque fois qu'elle n'a pas pu les occulter. Après avoir exposé avec force détails les informations qui attestent le financement des programmes de formation et de développement des réseaux organisés de blogueurs en Afrique du Nord et au Moyen-Orient mis au point par les Etats-Unis et certains Etats européens, "les faits, parfois troublants, relatifs aux formations et aux ingérences politiques et militaires", sans oublier "le rôle joué par des compagnies du secteur privé telles que Google, Yahoo, Facebook ou Twitter", Ramadan limite son jugement final à la pirouette suivante, dosage savant de lucidité et de légèreté qu'on ne peut qualifier autrement que de cynique :

Tout reste ouvert. Encore faut-il que les sociétés civiles et les citoyens s'engagent à penser des projets de société à partir de leur histoire, de leur mémoire, de leurs références, de leurs valeurs et de leurs espoirs. A terme, il leur appartient de reprendre possession du sens de leur révolte, quand bien même ils n'en auraient pas été les seuls instigateurs, penseurs et agents [1]".

Quant à Adonis (dont je précise que je suis habituellement loin de partager les vues), il s'est contenté, voyant venir en février dernier l'intervention étrangère en Syrie, de cette exclamation (en forme d'interrogation valant l'affirmation d'une position) : « Comment peut-on poser les fondements d’un Etat avec l’aide de ceux-là mêmes qui ont colonisé ce pays
[2]?
Ce sont deux attitudes, qui, outre la différence de leurs formes d'expression, traduisent deux rapports opposés à la vérité établie des faits. Ramadan constate que les peuples arabes ne sont pas les seuls "instigateurs, penseurs et agents" de "leur" révolte mais qu'"il leur appartient d'en reprendre possession" et partant "tout reste ouvert". "A terme". Autrement dit, ils n'en ont pas encore, à l'heure où il écrit ces lignes, "repris possession" mais elle est déjà "leur" pour cette seule raison que "tout reste ouvert".
La belle affaire! Qui peut contester que tout reste ouvert en toutes circonstances? Tout était resté ouvert pour les peuples colonisés au moment même où le colonisateur prenait possession de leurs pays, de leurs richesses et de leurs vies. A quel sophisme ne faut-il pas recourir lorsqu'on veut à tout prix considérer que l'ingérence étrangère est à terme un bienfait,
une ouverture!Adonis, pour sa part, semble imprégné d'une toute autre sorte de perspective historique : il n'aperçoit pas d'ouverture à terme mais la fermeture tout de suite lui saute aux yeux. Pire : un retour en arrière, la reproduction régressive d'un cycle qu'il définit par un raccourci pertinent comme colonial. Pour être rudimentaire, son raisonnement sous-jacent n'en est que plus approprié à l'interprétation d'un fait aussi univoque que l'ingérence étrangère, alors que Ramadan, enferré dans son parti pris dialectique, doit faire recours, en guise d'abstractions savantes, à un jargon vide de sens (mémoire, références, valeurs, espoirs).
Lorsque le même fait (ou comme ici deux faits matérialisant la même réalité : l'ingérence étrangère) est tenu pour vrai dans deux perspectives d'analyses aussi antagonistes, c'est-à-dire d'un côté pour en tirer les conséquences qui s'imposent et de l'autre pour tenter d'en minimiser le sens, on a toujours pour résultats un positionnement limpide et un raisonnement tortueux.
Mais cette situation est l'exception car, en général, les divergences profondes se construisent sur des élaborations factuelles nettement différenciées. La bataille en vue d'imposer une certaine vérité des faits est en effet essentielle, sinon pourquoi la désinformation serait-elle devenue l'arme absolue dans les conflits? Cela étant, il est capital de comprendre que les protagonistes du débat les plus engagés, les plus impliqués dans la confrontation des opinions, pour ne rien dire des appareils politico-médiatiques qui sont au service des Etats et ne connaissent de vérité qu'instrumentale, élaborent une représentation des conflits assez nettement affranchie des faits. Ils sont en effet conscients que la vérité des faits est trop nuancée pour soutenir les positions tranchées, qu'elle est un handicap dans la confrontation (souvent la guerre) en cours. C'est que l’espace politique est un lieu de positionnement où se déroulent des stratégies et se défendent des intérêts. C’est un lieu d’action où les vérités affirmées sont en compétition en vue de finalités et où leur manipulation est partie intégrante du jeu.
Hannah Arendt considérait que, pour mériter le label de "diseur de vérité", il fallait prouver son "désintéressement" politique et pour cela « prendre pied hors du domaine politique » sous peine de voir sa parole corrompue. Mais tout cela n'est plus que spéculation anachronique qui supposerait que, hors de l'espace politique, il existerait un espace public où l'échange serait désintéressé. Cela est moins vrai aujourd'hui que jamais, l'espace politique partial et unilatéral s'étendant à tout. A chaque occasion qu'une entreprise de désinformation est lancée, à une échelle mondialisée comme il se doit, elle se constitue en espace politique globalisé qui ne cède aux opinions dissidentes que les périphéries d'Internet. Ramadan n'était tombé en dissidence que par accident. Il avait eu la maladresse, dans un premier temps, de mettre l'accent sur cette formation par l'Occident des cyber-résistants, s'aventurant inconsidérément sur un terrain indigne de l'homme d'influence qu'il prétend être. Les contorsions auxquelles il a dû par la suite se livrer dans son livre (et dont je n'ai cité qu'un échantillon) étaient le prix à payer pour réintégrer l'espace politique globalisé. Il ne s'est pas dédit. A peine renié
[3].

(1) Tarik Ramadan, L'islam et le réveil arabe, Presses du Châtelet, Paris, novembre 2011, citations extraites des pages 54 et 55.
(2) Rapporté par une dépêche de l'AFP datée du 11 février 2012 reprise par différents organes de presse
(3) Adonis s'est finalement montré moins calculateur et moins soucieux de plaire qu'on aurait pu le supposer. Depuis le début des événements en Syrie, on lui a reproché l'ambiguïté de ses positions. En fait, l'intelligentsia "révolutionnaire" n'a pas pardonné à celui qu'on considère comme le plus grand poète arabe vivant sa position décalée par rapport au consensus qui s'était très vite construit à coups de pétitions au printemps 2011. Après qu'il ait dénié au soulèvement la qualité de révolution et marqué sa désapprobation pour l'utilisation de la mosquée (donc de l'islam) par les manifestants, il a fait l'objet d'une campagne de dénigrement violente et orchestrée et il est devenu "le cas Adonis". En fait, sa critique de la "révolte" (dans un texte intitulé Dix thèses sur les révoltes arabes actuelles) était plutôt mesurée. Il déclarait ainsi en mai 2011 : "Je ne peux absolument pas me joindre à une manifestation politique qui sortirait d'une mosquée mais je ne peux accepter de même que la violence et le meurtre soient utilisés contre cette manifestation". C'était avant que la perspective d'une intervention étrangère ne lui arrache l'exclamation que j'ai mentionnée.
Par Khaled Satour
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