Liberté d’expression en Tunisie : la justice, nouveau fer de lance de la censure ? On s'achemine vers une justice moralisatrice
Épicentre fait le relais d'un article intéressant publié par Nawaat
Une des spécificités du régime Ben Ali a indéniablement été le contrôle des médias et d’internet ainsi que le harcèlement, l’emprisonnement et souvent la torture de toute personne qui osait s’ériger contre le gouvernement. Les journalistes tunisiens ont particulièrement souffert du musèlement opéré par le régime comme ce fut le cas du journaliste Fahem Boukadous, condamné à quatre ans de prison ferme en 2008 pour avoir couvert les évènements du bassin minier de Gafsa. Sous couvert de la loi contre le terrorisme, plusieurs opposants politiques ont également subi des peines de prison très longues suite à des procès arbitraires et injustes.
Pendant ces années, des ONG comme Reporters sans frontières, Amnesty international ou Human Rights Watch n’ont cessé de condamner et d’alerter l’opinion internationale contre les multiples violations aux droits de l’Homme commises par le régime tunisien. Le combat pour la liberté a donc tout naturellement été au centre des révoltes qui ont mené à la chute du régime et la liberté d’expression retrouvée a constitué par conséquent un des plus grands acquis de la révolution tunisienne. Pourtant, le lourd bilan de plus de 300 morts et plusieurs centaines de blessés qui subissent encore aujourd’hui le tribut de leur courage, n’a pas empêché un retour vers des pratiques que l’on pensait révolues et à des atteintes visibles à la liberté d’expression.
Armée: quand la Grande Muette censure
En mai 2011, soit cinq mois après le départ de Ben Ali, cinq pages du réseau social Facebook ont été censurées en Tunisie sur ordre du tribunal militaire. Ces pages émettaient des critiques violentes envers le corps de l’armée, notamment sur la personne du Général Rachid Ammar et remettaient en cause son intégrité, son indépendance et son engagement envers les Tunisiens. L’Agence Tunisienne de l’Internet, éternel bouc émissaire de la censure d’internet en Tunisie, a eu en charge de filtrer ces pages recensées sur le site : http://filtrage.ati.tn/. Après avoir appliqué la décision du tribunal, l’ATI a finalement levé la censure sur ces pages pour cause de panne des filtres globaux, comme le signifie le message disponible désormais sur le site de filtrage :
Le cas de Nabil Hajlaoui, arrêté par l’armée le 9 Novembre 2011 suite aux incidents qui ont secoué la ville de Sidi Bouzid après les élections et le retrait de plusieurs sièges des listes indépendantes d’Al Aridha Al Chaabia dans l’Assemblée Constituante, montre encore une fois l’intransigeance de l’armée lorsque l’intégrité de son corps est directement touchée.
Nabil Hajlaoui a été condamné à deux mois de prison ferme par le tribunal militaire de Sfax notamment pour avoir critiqué l’armée dans sa gestion passive des incidents. Après plus d’un mois passés en prison, Nabil Hajlaoui est finalement libéré le 15 décembre 2011, suite à un non lieu prononcé lors de son procès en appel.
L’officier de police haut gradé Samir Feriani a, lui aussi, été arrêté le 29 mai 2011 suite à une lettre écrite au Ministre de l’Intérieur Habib Essid, dans laquelle il dénonçait des officiels haut gradés responsables, selon lui, du meurtre de manifestants durant les révoltes de décembre 2010-Janvier 2011 et de la destruction d’archives compromettantes relatives aux relations de l’ex-président Ben Ali avec le Mossad israélien. Bien que les accusations émises par Samir Feriani n’incriminaient d’aucune manière l’armée tunisienne, il a été détenu pendant plus de quatre mois à la caserne militaire de l’Aouina avant d’être déféré devant un tribunal militaire pour «atteinte à la sécurité extérieure de l’État », diffusion d’informations « de nature à nuire à l’ordre public » et « imput[ation] à un fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité ». Samir Feriani est libéré provisoirement en septembre 2011 suite à un non lieu prononcé par le tribunal militaire de Tunis. Cependant, son procès devant un tribunal civil est prévu pour le 16 Février 2012.
Pendant les événements de Kasbah 3, le 15 Juillet 2011, plusieurs journalistes, blogueurs, activistes et autres manifestants sont violemment réprimés par la police. Une vingtaine de personnes sont arrêtées et déférées devant le tribunal militaire de Tunis, certains sont même contraints à la conscription. Un des chefs d’inculpation portés contre les manifestants est la violation de l’Etat d’urgence en vigueur depuis le 15 janvier 2011 et prorogé plusieurs fois par le gouvernement de transition. La dernière prorogation, en date du 29 Novembre 2011, étend l’Etat d’urgence au 31 décembre 2011. La perpétuation de cet Etat d’urgence légitime et justifie les atteintes aux libertés fondamentales des citoyens.
De la censure politique à la censure morale
Si les entraves à la liberté d’expression provenaient exclusivement de l’Etat tunisien pendant le régime de Ben Ali et concernaient principalement la question politique en Tunisie, certains dénoncent, depuis le 14 janvier, la dérive vers une nouvelle forme de censure morale et religieuse qui s’installe sournoisement via des groupes d’influence.
Ainsi, profitant de la liberté d’expression retrouvée en Tunisie, les islamistes reprennent le devant de la scène et veulent se montrer comme un vrai groupe de pression sociale. Depuis le 14 Janvier, les manifestations de salafistes appelant à l’instauration d’un état islamique sont nombreuses. Au mois de Mai 2011, ils avaient notamment investi l’avenue Habib Bourguiba, y improvisant une prière. Cette manifestation avait d’ailleurs amené le ministère de l’intérieur à interdire l’occupation de la voie publique pour l’accomplissement de la prière, ajoutant que ces pratiques sont étrangères à la société tunisienne. L’occupation par un groupe de salafistes de la faculté des lettres de la Manouba pour le droit au port du Niqab au sein de l’université, au mois de Novembre dernier, montre également l’audace nouvellement acquise des fondamentalistes religieux dans l’affirmation de leur vision sociale.
Les revendications légitimes de ces fondamentalistes religieux peuvent prendre des proportions plus graves quand il s’agit de défendre ce qu’ils considèrent comme des atteintes à la religion ou la morale. Plusieurs évènements violents se sont succédés au cours des derniers mois, notamment l‘attaque du cinéma Africart suite à la projection du film « Ni Allah ni Maître » de Nadia El Fani, les manifestations violentes suite à la diffusion du film Persepolis sur la chaîne de télévision privée Nessma et, plus récemment, l’attaque de la troupe Awled El Manajem à Meknassi. Des vidéos ont également circulé sur les réseaux sociaux montrant des attaques organisées de fondamentalistes religieux dans plusieurs villes du pays à l’encontre d’endroits jugés « immoraux » (lieux de prostitution, débits d’alcool, etc.). Dans ce que les uns dénoncent comme une violation de la liberté d’expression, les fondamentalistes y voient une atteinte à leur sensibilité religieuse.
Ces manifestations sont d’autant plus graves qu’elles sont acceptées par le gouvernement et débouchent de plus en plus vers des actions en justice contre ceux qu’on accuse d’avoir mené à des troubles de l’ordre public, tandis que les manifestants sont, pour la plupart, relâchés ou écopent d’amendes dérisoires.
En particulier, dans le cas du film « Ni Allah, ni Maître », que Taoufik Ben Brik a qualifié de « pornographie idéologique », la réalisatrice Nadia El Fani fait aujourd’hui l’objet d’une plainte déposée par trois avocats qui l’accusent d’atteintes au sacré, aux bonnes mœurs et aux préceptes religieux. Pour Nadia El Fani, ce procès est une vraie atteinte à la liberté d’expression au nom de la religion: « on ne va pas passer du Benalisme au Benislamisme ! » a-t-elle déclaré récemment.
Nabil Karoui, le directeur de la chaine Nessma ainsi que le responsable du visionnage de Nessma et la responsable du doublage du film, font aussi l’objet d’une plainte conjointe déposée par plus de 140 avocats pour “atteinte aux valeurs du sacré, atteinte aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre public” suite à la diffusion du film Persepolis. Le procès est prévu pour le 23 janvier 2012. Pour Sofiène Ben Hamida, un journaliste de la chaîne : «C’est un procès d’opinion qui rappelle la période de l’inquisition».
Le procès contre l’Agence Tunisienne de l’Internet suite à une plainte déposée par trois avocats pour la censure du contenu pornographique sur Internet, est un autre exemple parlant de la nouvelle forme de censure « en bonne et due forme » à laquelle est confrontée la Tunisie post 14 janvier. Malgré les multiples tentatives du PDG de l’ATI Moez Chakchouk et d’un bon nombre d’internautes pour sensibiliser l’opinion publique à l’utilisation d’un Internet responsable sans recours à la censure, l’ATI a perdu son procès en appel et le pourvoi en cassation est prévu pour Février 2012.
Toutes ces affaires montrent un désengagement de l’Etat et l’absence d’une prise de position ferme et tranchée contre toute atteinte à la liberté d’expression, se contentant de laisser la pression sociale agir et l’appareil judiciaire « indépendant » utiliser l’éventail de lois liberticides encore en vigueur.
On ne peut nier qu’un vent de liberté sans précédent a soufflé sur les médias tunisiens dans la Tunisie post révolutionnaire, où désormais la critique de l’homme politique n’est plus un tabou. Après les élections du 23 Octobre et l’arrivée d’un gouvernement légitime, élu démocratiquement, on peut se poser la question si cette liberté de critique de l’action politique va persister. D’autant plus que la vague de liberté a apporté avec elle son flot de dérives vers des calomnies, des propos diffamatoires et des rumeurs sans fondement qui sont alimentées principalement par la chasse au scoop et la guerre d’information (ou de désinformation) que se mènent désormais le clan des partisans d’Ennahdha (et plus généralement de la Troïka) et celui de leur détracteurs. Ces dérives ont été dénoncées par des proches d’Ennahdha qui font le plus souvent l’objet de ces rumeurs, notamment le premier ministre Hamadi Jebali, Rached Ghannouchi et Soumaya Ghannouchi qui menace désormais de traîner en justice toute personne propageant des informations fausses à son égard.
Cette quête du sensationnalisme qui sévit actuellement sur les médias tunisiens est très dangereuse car elle peut finir par justifier un retour de la censure ou du moins de l’autocensure qui caractérisait l’ère Ben Ali. La responsabilisation des médias tunisiens pour la diffusion d’une information vérifiée et objective est donc cruciale pour la préservation de la liberté d’expression. Il est aussi très important de réformer plusieurs lois qui participaient à faire taire toute voix contestataire sous Ben Ali et qui représentent aujourd’hui un danger aux libertés fondamentales des citoyens. Par exemple, l’article 61bis du code pénal, amendé en Juin 2010, établit qu’est passible de 20 ans de prison « tout tunisien qui aura sciemment établi, directement ou indirectement, des contacts avec des agents d’une puissance, d’une institution ou d’une organisation étrangère dont le but est d’inciter à porter atteinte aux intérêts vitaux de la Tunisie ». Le flou régnant autour de la notion d‘ « intérêts vitaux », permet tout type d’interprétations hasardeuses et partiales.
Par ailleurs, le nouveau ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, étant issu d’Ennahdha, certains s’inquiètent, peut-être à juste titre, d’un retour vers une justice moralisatrice.
Dans ce sens, les prochains procès touchant à la liberté d’expression seront à surveiller de très près car ils participeront directement à créer des cas de jurisprudence et façonneront le système judiciaire de la Tunisie démocratique.
Par Emna El Hammi
http://nawaat.org/portail/2011/12/30/liberte-dexpression-en-tunisie-la-justice-nouveau-fer-de-lance-de-la-censure/
Une des spécificités du régime Ben Ali a indéniablement été le contrôle des médias et d’internet ainsi que le harcèlement, l’emprisonnement et souvent la torture de toute personne qui osait s’ériger contre le gouvernement. Les journalistes tunisiens ont particulièrement souffert du musèlement opéré par le régime comme ce fut le cas du journaliste Fahem Boukadous, condamné à quatre ans de prison ferme en 2008 pour avoir couvert les évènements du bassin minier de Gafsa. Sous couvert de la loi contre le terrorisme, plusieurs opposants politiques ont également subi des peines de prison très longues suite à des procès arbitraires et injustes.
Pendant ces années, des ONG comme Reporters sans frontières, Amnesty international ou Human Rights Watch n’ont cessé de condamner et d’alerter l’opinion internationale contre les multiples violations aux droits de l’Homme commises par le régime tunisien. Le combat pour la liberté a donc tout naturellement été au centre des révoltes qui ont mené à la chute du régime et la liberté d’expression retrouvée a constitué par conséquent un des plus grands acquis de la révolution tunisienne. Pourtant, le lourd bilan de plus de 300 morts et plusieurs centaines de blessés qui subissent encore aujourd’hui le tribut de leur courage, n’a pas empêché un retour vers des pratiques que l’on pensait révolues et à des atteintes visibles à la liberté d’expression.
Armée: quand la Grande Muette censure
En mai 2011, soit cinq mois après le départ de Ben Ali, cinq pages du réseau social Facebook ont été censurées en Tunisie sur ordre du tribunal militaire. Ces pages émettaient des critiques violentes envers le corps de l’armée, notamment sur la personne du Général Rachid Ammar et remettaient en cause son intégrité, son indépendance et son engagement envers les Tunisiens. L’Agence Tunisienne de l’Internet, éternel bouc émissaire de la censure d’internet en Tunisie, a eu en charge de filtrer ces pages recensées sur le site : http://filtrage.ati.tn/. Après avoir appliqué la décision du tribunal, l’ATI a finalement levé la censure sur ces pages pour cause de panne des filtres globaux, comme le signifie le message disponible désormais sur le site de filtrage :
Le cas de Nabil Hajlaoui, arrêté par l’armée le 9 Novembre 2011 suite aux incidents qui ont secoué la ville de Sidi Bouzid après les élections et le retrait de plusieurs sièges des listes indépendantes d’Al Aridha Al Chaabia dans l’Assemblée Constituante, montre encore une fois l’intransigeance de l’armée lorsque l’intégrité de son corps est directement touchée.
Nabil Hajlaoui a été condamné à deux mois de prison ferme par le tribunal militaire de Sfax notamment pour avoir critiqué l’armée dans sa gestion passive des incidents. Après plus d’un mois passés en prison, Nabil Hajlaoui est finalement libéré le 15 décembre 2011, suite à un non lieu prononcé lors de son procès en appel.
L’officier de police haut gradé Samir Feriani a, lui aussi, été arrêté le 29 mai 2011 suite à une lettre écrite au Ministre de l’Intérieur Habib Essid, dans laquelle il dénonçait des officiels haut gradés responsables, selon lui, du meurtre de manifestants durant les révoltes de décembre 2010-Janvier 2011 et de la destruction d’archives compromettantes relatives aux relations de l’ex-président Ben Ali avec le Mossad israélien. Bien que les accusations émises par Samir Feriani n’incriminaient d’aucune manière l’armée tunisienne, il a été détenu pendant plus de quatre mois à la caserne militaire de l’Aouina avant d’être déféré devant un tribunal militaire pour «atteinte à la sécurité extérieure de l’État », diffusion d’informations « de nature à nuire à l’ordre public » et « imput[ation] à un fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité ». Samir Feriani est libéré provisoirement en septembre 2011 suite à un non lieu prononcé par le tribunal militaire de Tunis. Cependant, son procès devant un tribunal civil est prévu pour le 16 Février 2012.
Pendant les événements de Kasbah 3, le 15 Juillet 2011, plusieurs journalistes, blogueurs, activistes et autres manifestants sont violemment réprimés par la police. Une vingtaine de personnes sont arrêtées et déférées devant le tribunal militaire de Tunis, certains sont même contraints à la conscription. Un des chefs d’inculpation portés contre les manifestants est la violation de l’Etat d’urgence en vigueur depuis le 15 janvier 2011 et prorogé plusieurs fois par le gouvernement de transition. La dernière prorogation, en date du 29 Novembre 2011, étend l’Etat d’urgence au 31 décembre 2011. La perpétuation de cet Etat d’urgence légitime et justifie les atteintes aux libertés fondamentales des citoyens.
De la censure politique à la censure morale
Si les entraves à la liberté d’expression provenaient exclusivement de l’Etat tunisien pendant le régime de Ben Ali et concernaient principalement la question politique en Tunisie, certains dénoncent, depuis le 14 janvier, la dérive vers une nouvelle forme de censure morale et religieuse qui s’installe sournoisement via des groupes d’influence.
Ainsi, profitant de la liberté d’expression retrouvée en Tunisie, les islamistes reprennent le devant de la scène et veulent se montrer comme un vrai groupe de pression sociale. Depuis le 14 Janvier, les manifestations de salafistes appelant à l’instauration d’un état islamique sont nombreuses. Au mois de Mai 2011, ils avaient notamment investi l’avenue Habib Bourguiba, y improvisant une prière. Cette manifestation avait d’ailleurs amené le ministère de l’intérieur à interdire l’occupation de la voie publique pour l’accomplissement de la prière, ajoutant que ces pratiques sont étrangères à la société tunisienne. L’occupation par un groupe de salafistes de la faculté des lettres de la Manouba pour le droit au port du Niqab au sein de l’université, au mois de Novembre dernier, montre également l’audace nouvellement acquise des fondamentalistes religieux dans l’affirmation de leur vision sociale.
Les revendications légitimes de ces fondamentalistes religieux peuvent prendre des proportions plus graves quand il s’agit de défendre ce qu’ils considèrent comme des atteintes à la religion ou la morale. Plusieurs évènements violents se sont succédés au cours des derniers mois, notamment l‘attaque du cinéma Africart suite à la projection du film « Ni Allah ni Maître » de Nadia El Fani, les manifestations violentes suite à la diffusion du film Persepolis sur la chaîne de télévision privée Nessma et, plus récemment, l’attaque de la troupe Awled El Manajem à Meknassi. Des vidéos ont également circulé sur les réseaux sociaux montrant des attaques organisées de fondamentalistes religieux dans plusieurs villes du pays à l’encontre d’endroits jugés « immoraux » (lieux de prostitution, débits d’alcool, etc.). Dans ce que les uns dénoncent comme une violation de la liberté d’expression, les fondamentalistes y voient une atteinte à leur sensibilité religieuse.
Ces manifestations sont d’autant plus graves qu’elles sont acceptées par le gouvernement et débouchent de plus en plus vers des actions en justice contre ceux qu’on accuse d’avoir mené à des troubles de l’ordre public, tandis que les manifestants sont, pour la plupart, relâchés ou écopent d’amendes dérisoires.
En particulier, dans le cas du film « Ni Allah, ni Maître », que Taoufik Ben Brik a qualifié de « pornographie idéologique », la réalisatrice Nadia El Fani fait aujourd’hui l’objet d’une plainte déposée par trois avocats qui l’accusent d’atteintes au sacré, aux bonnes mœurs et aux préceptes religieux. Pour Nadia El Fani, ce procès est une vraie atteinte à la liberté d’expression au nom de la religion: « on ne va pas passer du Benalisme au Benislamisme ! » a-t-elle déclaré récemment.
Nabil Karoui, le directeur de la chaine Nessma ainsi que le responsable du visionnage de Nessma et la responsable du doublage du film, font aussi l’objet d’une plainte conjointe déposée par plus de 140 avocats pour “atteinte aux valeurs du sacré, atteinte aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre public” suite à la diffusion du film Persepolis. Le procès est prévu pour le 23 janvier 2012. Pour Sofiène Ben Hamida, un journaliste de la chaîne : «C’est un procès d’opinion qui rappelle la période de l’inquisition».
Le procès contre l’Agence Tunisienne de l’Internet suite à une plainte déposée par trois avocats pour la censure du contenu pornographique sur Internet, est un autre exemple parlant de la nouvelle forme de censure « en bonne et due forme » à laquelle est confrontée la Tunisie post 14 janvier. Malgré les multiples tentatives du PDG de l’ATI Moez Chakchouk et d’un bon nombre d’internautes pour sensibiliser l’opinion publique à l’utilisation d’un Internet responsable sans recours à la censure, l’ATI a perdu son procès en appel et le pourvoi en cassation est prévu pour Février 2012.
Toutes ces affaires montrent un désengagement de l’Etat et l’absence d’une prise de position ferme et tranchée contre toute atteinte à la liberté d’expression, se contentant de laisser la pression sociale agir et l’appareil judiciaire « indépendant » utiliser l’éventail de lois liberticides encore en vigueur.
On ne peut nier qu’un vent de liberté sans précédent a soufflé sur les médias tunisiens dans la Tunisie post révolutionnaire, où désormais la critique de l’homme politique n’est plus un tabou. Après les élections du 23 Octobre et l’arrivée d’un gouvernement légitime, élu démocratiquement, on peut se poser la question si cette liberté de critique de l’action politique va persister. D’autant plus que la vague de liberté a apporté avec elle son flot de dérives vers des calomnies, des propos diffamatoires et des rumeurs sans fondement qui sont alimentées principalement par la chasse au scoop et la guerre d’information (ou de désinformation) que se mènent désormais le clan des partisans d’Ennahdha (et plus généralement de la Troïka) et celui de leur détracteurs. Ces dérives ont été dénoncées par des proches d’Ennahdha qui font le plus souvent l’objet de ces rumeurs, notamment le premier ministre Hamadi Jebali, Rached Ghannouchi et Soumaya Ghannouchi qui menace désormais de traîner en justice toute personne propageant des informations fausses à son égard.
Cette quête du sensationnalisme qui sévit actuellement sur les médias tunisiens est très dangereuse car elle peut finir par justifier un retour de la censure ou du moins de l’autocensure qui caractérisait l’ère Ben Ali. La responsabilisation des médias tunisiens pour la diffusion d’une information vérifiée et objective est donc cruciale pour la préservation de la liberté d’expression. Il est aussi très important de réformer plusieurs lois qui participaient à faire taire toute voix contestataire sous Ben Ali et qui représentent aujourd’hui un danger aux libertés fondamentales des citoyens. Par exemple, l’article 61bis du code pénal, amendé en Juin 2010, établit qu’est passible de 20 ans de prison « tout tunisien qui aura sciemment établi, directement ou indirectement, des contacts avec des agents d’une puissance, d’une institution ou d’une organisation étrangère dont le but est d’inciter à porter atteinte aux intérêts vitaux de la Tunisie ». Le flou régnant autour de la notion d‘ « intérêts vitaux », permet tout type d’interprétations hasardeuses et partiales.
Par ailleurs, le nouveau ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, étant issu d’Ennahdha, certains s’inquiètent, peut-être à juste titre, d’un retour vers une justice moralisatrice.
Dans ce sens, les prochains procès touchant à la liberté d’expression seront à surveiller de très près car ils participeront directement à créer des cas de jurisprudence et façonneront le système judiciaire de la Tunisie démocratique.
Par Emna El Hammi
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