Tunisie: Comment répond un islamiste modéré aux salafistes?
A l’issue d’un meeting du parti Tahrir qui prône la restauration du califat, Abdelfatah Mourou, l’un des fondateurs du parti Ennahdha (le parti au pouvoir), était pris à partie par les militants qui lui reprochaient l’abandon de la référence à la charia. Ses arguments illustrent le positionnement du parti islamiste et la controverse qui anime le monde de l’islam politique.
Abdelfatah Mourou est l’un des personnalités tunisiennes les plus marquantes. Un temps pressenti pour succéder à Rached Ghannouchi, il entretient de relations complexes avec Ennahdha dont il est toujours membre, mais sans fonction officielle.
Face à des jeunes islamistes radicaux du Hizb et’Tahrir (le parti de la libération), le 24 juin, ils argumentaient pied à pied pour faire valoir une réflexion politique battue en brèche par une génération grandie dans le désert intellectuel des années Ben Ali. Il a repris, pour Rue89, les principaux arguments qu’il a développés.
Avant le califat, l’Etat-nation
« Hizb et’Tahrir veut instaurer le califat [le régime islamique dans l’ensemble du monde musulman, ndlr]. Mais quelles possibilités ont-ils pour instaurer le califat ? Leur réponse : “ Ça viendra !”
Depuis trois mille ans nous avons acquis une administration. Ces gens, par leurs agissements, bafouent tout, ils n’ont pas la notion de l’Etat-nation dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
Nous avons fait une révolution en Tunisie. Nous avons devant nous des problèmes sociaux, économiques, politiques que nous devons résoudre. Après nous parlerons de la façon d’unifier le monde musulman. Mais je doute qu’il soit possible d’unifier même l’Afrique du Nord.
Nous sommes pour une unité arabe, musulmane et la plupart des citoyens du monde arabe et du monde musulman aspirent à une certaine unité, comme c’est le cas en Europe. Mais nous avons besoin d’une certaine complémentarité sur le plan économique, avec des Etats qui gardent leur spécificité. »
L’idée d’Etat religieux est caduque
« Le Prophète avait mis en place un régime politique civil. C’était un régime politique religieux parce qu’il était l’envoyé de Dieu. Mais après lui, aucun des califes qui lui ont succédé n’a prétendu détenir un pouvoir religieux. Ils avaient un pouvoir civil.
L’idée d’un Etat religieux est caduque depuis la mort du Prophète parce que personne depuis n’a de relation avec Dieu.
Le Prophète a fait en sorte que les musulmans choisissent leur dirigeant. Chacun des premiers califes a institué un système politique différent des autres. Le pouvoir ne relève pas du ressort de la religion mais de l’esprit humain. Du choix du peuple.
Le discours religieux n’est pas un discours politique, le prêcheur est là pour dire que l’islam, par exemple, interdit les boissons alcooliques, ils demandent aux gens de s’abstenir, mais ceci ne donne pas la possibilité aux dirigeants politiques de l’interdire, dans la mesure où cette interdiction porterait atteinte à la liberté personnelle. »
La Charia faite pour une société agricole !
« Je leur ai dit : vous voulez mettre en application la charia islamique, mais cette charia a été stoppée au Xe siècle de notre ère.
Cette charia parle de la société agricole établie à cette époque. Elle ne parle pas des sociétés multinationales, des télécommunications, de l’assurance civile… de tout ce que l’Occident a apporté. Vous ne pouvez pas rejeter tout cela ! Pouvez-vous rejeter la machine et retourner à l’ère agricole ?
La société islamique était régie par des lois qui ont leur origine dans le texte sacré. Mais ces lois ont été mises en place par des savants de l’islam, et ces savants n’avaient rien de sacré. Nous avons aujourd’hui huit écoles juridiques et théologiques, il y en a eu des centaines. Cela montre bien qu’il n’y a rien de sacré dans cette jurisprudence.
A la différence des salafistes, j’ai compris la différence entre textes sacrés et nécessités sociales et politiques. Ce texte élaboré il y a quatorze siècles doit être mis à plat pour être lu à partir de son contexte ! »
Une constitution élaborée pour le XIe siècle
« J’ai lu la constitution que Hizb et’Tahrir a rédigée. Ils ont pris le traité sur la vie constitutionnelle d’un pays musulman rédigé par un jurisconsulte, Al Mawardi, au IVe siècle de l’Hégire (XIe siècle) !
Il a traduit en textes la façon dont différents califes ont appliqué la charia. Mais ce ne sont pas les principes mis en place par l’islam lui-même. Ce sont les applications des dirigeants du monde musulman qui se sont trouvés devant un vide juridique qui ont essayé de mettre en place un système édicté pour cette époque.
Ce projet affirme qu’il ne faut pas de banques parce que les musulmans ne doivent pas avoir entre les mains de papier monnaie. On doit retourner au système de l’or et de l’argent. Ils demandent que cela soit mis en œuvre maintenant !
Je crains que la Tunisie perde la liberté que nous vivons aujourd’hui sous l’effet de l’extrémisme de ces jeunes musulmans qui font pression sur la société et sur les institutions. »
La wahhabisation est un danger pour la Tunisie
« Je suis contre la wahhabisation de l’islam tunisien. C’est un grand danger pour la Tunisie, parce que nous sommes un des rares pays musulmans où il n’y pas de pluralité de rites, c’est un grand atout. Mettre en place cette dualité ouvre le pire devant nous.
Abd el Wahhab, était un presqu’un ignorant. Il ne savait rien de l’économie, rien de la société, rien de la politique. Cet homme n’avait aucune idée de ce qui se passait dans le monde.
Ces oulémas de l’Arabie saoudite sont des ignorants. Depuis trois cents ans, ils persistent à nous apprendre comment faire nos ablutions et comment aller visiter les morts dans les cimetières…
Dieu a-t-il envoyé 314 prophètes de Noé à Mohamed, pour nous enseigner qu’il faut avoir une barbe qui tienne dans le poing et ne pas avoir ses habits plus bas que la cheville ? Ces gens veulent sortir de l’Histoire pour aller habiter quatorze siècles en arrière. »
L’islam est une religion moderniste
« L’islam a voulu être une religion moderniste. Un hadith proclame “ A la tête de chaque siècle Dieu enverra un ouléma qui rénovera la religion. ” Mais depuis sept siècles de décadence, la tête des musulmans s’est refermée. On ne s’intéresse plus à sa vie, on se prépare pour l’au-delà.
L’islam à l’origine était une révolution populaire ! Les prophètes étaient des révolutionnaires, sans argent ni pouvoir ! Ces gens ont changé le monde parce qu’ils guidaient des révolutions populaires.
Tout changement aujourd’hui passera par une nouvelle compréhension de l’islam. Ce que nous devons faire, c’est de demander aux musulmans de changer d’état d’esprit, de se retourner pour regarder leur avenir et le préparer.
Mais ceci ne peut pas être fait hors de la sphère islamique. Lorsque les modernistes attaquent le mode de vie des musulmans, ils sont repoussés. Non pas parce que ce qu’ils demandent n’est pas bien, mais parce que les musulmans se disent que ce sont nos ennemis.
Alors que, lorsque ce même discours passe à l’intérieur de la sphère islamique, il est entendu, surtout par les jeunes. »
Propos de Abdelfatah Mourou qui entretient de relations complexes avec Ennahdha dont il est toujours membre, mais sans fonction officielle, receuillis par Thierry Brésillon
http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2012/07/12/tunisie-comment-les-islamistes-repondent-aux-salafistes-227992
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