Pourquoi les révoltes arabes ont plus profité à l’islamisme et aux fanatiques qu’à la démocratie ?

Pourquoi les révoltes arabes ont plus profité à l’islamisme qu’à la démocratie d’autant plus que les militants religieux n’ont ni initié ni réellement participé à ces révoltes populaires ?
La première raison qui s’impose est celle de l’absence de démocratie dans ces pays ; le fait d’organiser des élections est une technique pas une culture bien assimilée. Aucun Etat arabe n’est parvenu à ce jour à être un Etat de droit.
La deuxième raison réside dans les inquiétudes suscitées par la crise économique et financière qui secoue le monde. Le religieux devient un refuge métaphysique. Contre l’absurdité de l’argent virtuel, contre la spéculation entrainant la ruine de millions de foyers, le musulman exhibe sa religion ; il la met en avant et en fait une protection magique et surtout apaisante. L’islam est de nature conciliante. Il conseille la patience et le recours à Dieu. Les peuples tunisien et égyptien par exemple ont choisi dans leur majorité l’islam comme culture et identité. Apparemment ils se sentent bien dans l’exercice quotidien de cette religion et en sont fiers. Cela vient du fait que les dictatures qui les ont dominés durant des décennies ont été perçues comme des émanations de la politique occidentale. L’Occident dans son ensemble –Europe et Amérique du Nord—est considéré comme le complice de ces dictateurs mais aussi comme le pourvoyeur d’une culture laïque en opposition aux traditions ancestrales d’une société où l’islam a toujours été vécu comme une morale et la source d’une grande civilisation. La laïcité est comprise par les islamistes non pas comme une séparation de la religion et de l’Etat, mais comme une négation de la religion, un athéisme déguisé n’osant pas s’affirmer directement. Toute discussion à ce propos est rejetée. Il existe cependant une société civile faisant de la laïcité son cheval de bataille, mais elle est minoritaire et combattue par des arguments fallacieux et démagogiques, et dans certains cas par la violence criminelle.
Place à l’islam en tant qu’idéologie, morale, culture et identité ! La tendance est plutôt intégriste puisqu’elle suit le wahabisme, du nom d’un théologien du XVIIIè s qui prônait un islam pur et dur sans nuances et sans liberté d’interprétation. Dans les années 90, des wahhabites venus d’Arabie Séoudite ont détruit des marabouts en Algérie considérant que le principe de la sainteté est illégitime et anti-musulman. D’autres militants de ce courant viennent de détruire des mausolées en Tunisie où sont enterrés des personnalités considérées saintes par le grand public. Le 20 mai des militants salafistes ont manifesté à Kairouan en exhibant des sabres, scandant le nom de Ben Laden, appelant, d’après le site Kapitalis.com à « tuer les juifs, les laïcs et les mécréants ». Selon des estimations officielles, 400 mosquées sur 5000 sont entre les mains de ces radicaux violents qui font par ailleurs la chasse aux amoureux dans les parcs.
Cet islam qui triomphe rassure à peu de frais. On lit sur le visage des militants et dirigeants islamistes une satisfaction béate. Ils sont heureux. Leur culture n’a pas été importée de l’extérieur ni imposée par des Occidentaux. Ils sentent qu’à présent plus rien ne contrarie leurs projets.
Au Maroc, la résistance est présente. Dimanche 27 mai, une grande manifestation contre la politique du gouvernement islamiste et pour la dignité a eu lieu à Casablanca. Même si les réformes proposées par certains ministres ont été reportées ou écartées, il subsiste une volonté d’islamisation de la société. Le Marocain s’est toujours senti appartenir à l’islam sans le crier sur les toits. Il n’a pas besoin aujourd’hui qu’on lui rappelle cette dimension faisant naturellement partie de sa vie. La tolérance est une tradition dans ce pays, sauf qu’à un certain moment, elle s’éclipse quand des jeunes osent manger publiquement durant le mois du Ramadan, ou se réclament d’une culture universelle notamment dans la musique. J’ai vu le soir du 24 mai à Rabat, lors du festival international de musique Mawazine, une foule estimée à plus de cent mille jeunes chanter en chœur avec le groupe Hard Rock « The Scorpions » et exhiber des banderoles de Fans Club de ces rockers exubérants. La même chose pour le chanteur de la Jamaïque Jymmy Clif (converti à l’islam) Lenny Kravits ou Maria Carrey.
Ce festival a été combattu par les islamistes et leur presse. Mais il a été maintenu et heureusement, car le grand public pouvait assister à plusieurs concerts gratuitement. Le haut patronage du roi Mohamed VI n’est pas une chose anodine. Ce chef d’Etat est très habile : il discute avec le chef de son gouvernement, tempère, conseille et en même temps encourage le pluralisme culturel et l’ouverture sur le monde.
Le cas du Maroc est intéressant parce qu’il existe une société civile dynamique qui considère que l’islamisme n’est qu’une étape dans le processus de démocratisation du pays. Etape suivie avec vigilance par la presse et les mouvements de contestation. Reste un point noir : le procès fait au caricaturiste Khalid Gueddar et la condamnation à un de prison du rappeur Mourad Belghouat. Les islamistes n’aiment ni l’humour ni la dérision.
Autre chose ce qui se passe en Egypte. Un pays où la révolution n’a pas encore accouché de toutes les espérances du peuple. Mais la résistance des révoltés qui voient leur révolution confisquée par des fanatiques est présente et ne s’est pas résignée.
Les élections présidentielles ont prouvé au moins une chose : chaque voix compte et malgré quelques fraudes, il y a un suspens jusqu’à la dernière minute. On ne peut plus tout truquer et fabriquer des élections sur mesure comme faisait Moubarak avant.
Les Islamistes n’ont obtenu qu’un huitième des voix. Ils sont cependant concurrencés par des salafistes voulant l’application immédiate de la Charia et l’intervention de l’Etat dans les rouages économiques. Ils sont par ailleurs des ennemis déclarés des Coptes. Leurs militants viennent des quartiers populaires pauvres. Comparés à eux, Les Frères Musulmans apparaissent comme un moindre mal. Leur public se situe dans les classes moyennes et ils sont pour un libéralisme économique. Mohamed Morsi a des chances de l’emporter et si c’est le cas, il devra composer avec les militaires qui tirent les ficelles et feront tout pour garder la main sur les affaires florissantes (ils gèrent plus de 20% de l’économie du pays) que Moubarak leur avait concédées.
Alors qu’une loi interdit aux personnes de l’ancien régime de se présenter aux élections, le général Ahmad Chafiq, dernier premier ministre de Moubarak, a réussi à détourner cette loi et le voilà à la finale de l’élection présidentielle. Il faut dire qu’il a le vote massif des coptes et des nostalgiques du moubarakisme. Les militaires le soutiennent ; depuis la révolution, plus de 12 000 jeunes ont été arrêtés et condamnés par des tribunaux militaires d’exception, d’autres citoyens ont été abattus lors de manifestations.
Quels que soient les résultats finaux, le peuple égyptien est conscient que l’étape islamiste (pas forcément celle des salafistes qui serait la plus dure) est inéluctable. Mis face aux réalités, ils se décrédibiliseront. La déception est quasi programmée. L’Etat de droit ne se décrète pas ; il se constitue jour après jour à travers les épreuves et les exigences d’une réelle culture de la démocratie. 
En Syrie, une grande partie des chrétiens soutient Bachar al-Assad craignant l’arrivée des salafistes en cas de victoire des insurgés. Le scénario islamiste de l’après Bachar est plausible même si l’opposition minimise l’importance de ce courant. Ce n’est pas une raison pour accepter ou minimiser la gravité des crimes commis par la famille al-Assad, éduquée par un père rompu à l’élimination physique de tout opposant (le massacre de Hama en 1982).
Il y a un point qui milite pour la victoire des islamistes un peu partout dans le monde arabe : la peur de l’islam en Europe est de plus en plus cultivée par des politiques et intellectuels qui parlent de « fascisme vert » et de menaces sur l’identité européenne. Ils reprennent les thèses du journaliste américain Christopher Caldwell qui avait enquêté sur l’avancée de la religion musulmane dans les pays européens affirmant dans une interview que « l’islam est en meilleure position pour l’emporter démographiquement et philosophiquement » et qu’il n’est pas « assimilable à la culture européenne ». Cette opinion a conforté l’islamophobie latente laquelle a permis aux extrêmes droites en Europe de faire des percées inquiétantes comme en Norvège, en Finlande, au Pays Bas et en Serbie sans parler du succès du Front national en France ou celui des Démocrates Suisses et du Parti nationaliste suisse (26, 6 %). A la limite, la peur de l’islam est un bon allié de l’extrémisme et du racisme. Certains islamistes usent des mêmes stratagèmes pour rejeter ce qui vient de l’Occident et surtout ceux qui prônent le dialogue des religions. Par leurs attitudes provocatrices, ils défient les valeurs de la république et inquiètent les populations européennes.
Par ailleurs, ce qui se joue aujourd’hui dans le monde arabe, c’est l’avenir de la modernité. Pour le moment, c’est la régression qui semble l’emporter.
 
Par Tahar Ben Jelloun
Biographie: Après avoir fréquenté une école primaire bilingue arabo-francophone, il étudie au lycée français de Tanger jusqu'à l'âge de dix-huit ans, puis fait des études de philosophie à l'université Mohammed V de Rabat, où il écrit ses premiers poèmes — recueillis dans Hommes sous linceul de silence (1971). Il enseigne ensuite la philosophie au Maroc. Mais, en 1971, suite à l'arabisation de l'enseignement de la philosophie, il doit partir pour la France, n'étant pas formé pour la pédagogie en arabe. Il s'installe à Paris pour poursuivre ses études de psychologie.
À partir de 1972, il écrit de nombreux articles pour le quotidien Le Monde. En 1975, il obtient un doctorat de psychiatrie sociale. Son écriture profitera d'ailleurs de son expérience de psychothérapeute (La Réclusion solitaire, 1976). En 1985, il publie le roman L'Enfant de sable qui le rend célèbre. Il obtient le prix Goncourt en 1987 pour La Nuit sacrée, une suite à L'Enfant de sable.
Tahar Ben Jelloun vit actuellement à Paris avec sa femme et ses enfants (Merième, Ismane, Yanis et Amine), pour qui il a écrit plusieurs ouvrages pédagogiques (Le Racisme expliqué à ma fille, 1997). Il est aujourd'hui régulièrement sollicité pour des interventions dans des écoles et universités marocaines, françaises et européennes.
Son oeuvre: L'Enfant de sable (Seuil 1985) et La Nuit sacrée, Prix Goncourt 1987, sont traduits en quarante-trois langues, dont (en dehors de l'Arabe, des langues européennes et de l'anglais) l'indonésien, le lituanien, le vietnamien, l'hindî, l'hébreu, le japonais, le coréen, le chinois, l'albanais, le slovène, etc.
Le racisme expliqué à ma fille (un succès de librairie vendu à plus de 400 000 exemplaires[1]), est traduit en trente-trois langues, dont les trois langues principales d'Afrique du Sud (l'afrikaans, le swati et l'ixixhosa), le bosniaque et l'espéranto.
La plupart de ses livres ont été traduits en arabe, certains par l'auteur lui-même.

Chronique publiée dans Le Monde du 17-18 juin 2012 et dans La Repubblica du 16 juin 2012. Par Tahar Ben Jelloun.
http://www.taharbenjelloun.org/index.php?id=61&tx_ttnews%5Btt_news%5D=314&cHash=b68460626c5bee89f180dec36e15ba0c

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