Il faut distinguer islamistes et démocrates. En effet, peut-on considérer les islamistes comme des démocrates, alors que leur projet ne peut exister que lié aux règles sacrées religieuses (la Chariaa) et donc totalitaires ?


Militante des droits humains, Khadija Cherif est une figure marquante du mouvement démocratique tunisien. Elle compte parmi ceux qui ont résisté aux tentatives de contrôle – et de récupération – de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) au début des années de plomb. Elle a participé notamment à la création, en 1988, du Conseil National pour les libertés en Tunisie (CNLT).
 
Le 20 mars 1956, le peuple tunisien et ses élites s’engageaient, sous la direction de Habib Bourguiba, avec enthousiasme dans la construction du nouvel État qui optait résolument pour la modernité avec notamment une démarche laïciste et l’adoption d’un Code de Statut personnel d’avant-garde dans les pays arabes. La Tunisie faisait, dans le contexte d’alors, figure d’exemple. Cinquante années plus tard, le pays semble vivre un véritable naufrage politique…
 
La Tunisie continue à faire figure d’exception dans la région en matière de droits des femmes et de développement. L’héritage des premières générations, bien qu’entamé, n’a pas disparu. La Tunisie est à la croisée des chemins, de grands risques pèsent sur l’avenir du pays au vu de la gestion autoritaire et répressive menée depuis deux décennies. L’hégémonie de l’État-parti, la dégradation du champ politique, la confiscation des libertés, conjuguées au double discours et à l’ambiguïté du référentiel sont à l’origine de phénomènes inquiétants tel que le repli identitaire, la résurgence du religieux… Seule la démocratie peut éviter la dérive vers laquelle on s’oriente et peut nous prémunir contre l’extrémisme favorisé par le verrouillage politique.
 
Où en est ce large front de l’opposition démocratique ? A-t-il un programme qui pourrait constituer une alternative crédible au régime Benali ? Considérez-vous qu’il s’agisse d’un moment décisif dans l’histoire des luttes des démocrates tunisiens ?
 
Certainement, c’est un moment décisif et une étape nécessaire mais le projet n’est pas encore mûr pour de multiples raisons : il faut savoir que l’opposition tente de s’organiser dans un système totalement verrouillé (difficultés de se réunir, de s’exprimer, d’organiser des débats…). Ensuite, la précipitation ne favorise pas les choses, la gestion de l’après 18 octobre est à cet égard édifiante, alors que ce mouvement avait soulevé de grands espoirs L’initiative démocratique en 2004 de même que la grève de la faim du 18 octobre ont été des moments forts. Tous deux ont bénéficié d’une forte mobilisation et ont correspondu à des événements importants : élection présidentielle et législative et la tenue du SMSI (Sommet Mondial de la Société de l’information). En ce qui concerne la grève du 18 octobre, il ne s’agissait pas d’un mouvement qui dessinait un projet politique ou un projet de société ; il s’agissait de revendications des droits minima basiques sans lesquels on ne peut avancer. Cette démarche pouvait aboutir à faire bouger les choses, à mobiliser. La période était bien choisie, la conjoncture s’y prêtait. C’était une réussite, un succès, les objectifs ont été atteints, il y a eu une bonne mobilisation et une bonne couverture médiatique. Le problème qui se pose maintenant est celui de la poursuite de cette action ; quelle forme et quelcontenu lui donner ? Dans la poursuite de leur action, tant « l’Initiative Démocratique » de 2004 que le mouvement du 18 octobre souffrent de deux maux :
– un déficit démocratique qui limite leurs efforts et les débats nécessaires à la construction d’une troisième alternative
– un problème de fond qui divise l’opposition : il porte sur le projet de société de demain, sur la place des femmes, sur l’égalité entre les sexes, sur la liberté de conscience. Ces questions nourrissent le contentieux principalement avec les islamistes et posent le problème de leur participation à un front démocratique.
 
On a parlé précisément, à l’occasion de ce mouvement rassemblant l’opposition en une large alliance, d’un « seuil des valeurs démocratiques infranchissables ». Quel est ce seuil ? Quelles sont ces valeurs infranchissables ?

Il est vrai que les grévistes en réclamant les libertés d’association, d’expression, d’information et de presse, l’amnistie générale et la libération des prisonniers politiques et d’opinion ont défini un seuil de revendications minimum pour amorcer un processus démocratique. Défendre les droits fondamentaux constitue un point de départ nécessaire mais pas suffisant. Les valeurs infranchissables se situent à un autre niveau. Il s’agit des valeurs universelles d’égalité, de justice, cela avec une revendication de la laïcité, ce qui n’est pas encore gagné.
Autant l’initiative conjoncturelle mobilise, autant les projets qui engagent sur le long terme exigent réflexion, concertation et vigilance, vu justement le contexte et l’attitude du pouvoir.
Le problème qui se pose aujourd’hui est de construire un courant qui a un projet moderne et clair et non pas le faire en fonction de l’exclusion ou de l’intégration des islamistes. On n’est plus en 1989. Aujourd’hui, la majorité des démocrates ne sont pas contre l’existence des islamistes mais rejettent une alliance avec eux. Ceux qui pensent autrement, c’est-à-dire les éradicateurs, sont minoritaires. On ne peut plus nier que la scène politique tunisienne comprend plusieurs composantes, dont le courant islamiste.
Il reste que il faut distinguer islamistes et démocrates. En effet, peut-on considérer les islamistes comme des démocrates, alors que leur projet ne peut exister que lié aux règles sacrées religieuses (la Chariaa) et donc totalitaires ? Peut-on construire la démocratie en niant le droit des femmes, en remettant en cause l’égalité des sexes, en ne respectant pas toutes les libertés, la liberté de conscience notamment ? Ces questions – qui nourrissent le contentieux avec les islamistes – sont fondamentales. Il faut en débattre pour mieux envisager l’avenir.

Interview réalisé par Latifa Madani
http://www.recherches-internationales.fr/RI77/RI77-kadija-cherif.pdf
 

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