Tunisie: L'usure du pouvoir ... une démocratie boiteuse ... préparent infailliblement la voie aux intégrismes

Dans l'ensemble du monde musulman, la Tunisie est l'un des rares pays qui ont échappé à la montée de l'intégrisme et à la violence idéologique. Le pays est caractérisé par l’existence d'une législation familiale sans équivalent dans le monde islamique, un code pénal sans pareil avec la conception  islamique de la pénalité, des moeurs caractérisées par l’esprit de conquête des classes anciennement exclues de la promotion sociale, un développement généralisé de la scolarisation, de l’émancipation des femmes et de la mixité. Mais, par-dessus tout, la pratique religieuse semble être totalement contrôlée par l'Etat et ceci va de pair avec une stabilité politique certaine.

L'Etat Bourguibien et la religion

Si nous devions porter un jugement sur la politique sociale et religieuse de l'Etat Bourguibien indépendant, nous pourrions dire que son importance réside dans l'officialisation et la clarification d'un certain nombre d'idéaux que la société tunisienne avait commencé à intérioriser d'elle-même. Le rôle de l'Etat n'a pas consisté seulement à impulser, provoquerex nihilo le changement, mais à le faire passer dans le discours officiel et l'action étatique. Autrement dit, le vrai changement s'institue à l'intérieur même de l'Etat et dans le rapport de ce dernier avec la religion.
 
Nous sommes passés de l'Etat officiellement religieux à la religion d'Etat, conformément d'ailleurs à la constitution qui dispose : «La Tunisie est un Etat libre, souverain et indépendant. Sa religion est l'islam...». La formule de l'islam religion d'Etat ne signifie pas autre chose, sinon que la religion s'exercera désormais dans les limites du cadre étatique. La transcendance a changé d'incarnation.
C'est un véritable renversement de l'ordre des choses : Dieu ne peut plus être placé au-dessus de l'Etat. La chose la plus difficile n'était pas de le faire (cela s'est toujours fait) mais de le dire. Telle est la rare audace de Bourguiba. Ce dernier ne s'est pas contenté de patauger, comme nombre de ses collègues, sur le terrain miné du religieux. Il a marché comme un soldat, le pas allègre, convaincu de sa victoire. Il voulait des énonciations claires et volontaristes et il n'entendait pas prendre de biais les traditions, la religion et les gestionnaires du sacré. (...)

 
L'incohérence politique des années 70

Le temps des ruses devait prendre fin. Mais l'Etat tutélaire allait subir une grave crise d'autorité due à une fronde des syndicats, de l'université, du monde agricole et des professions libérales.

Cette crise s'éternisait et le vieillissement du chef la rendait plus lancinante. Parfois, elle prenait l'aspect d'une véritable caricature successorale. C'est dans ce climat d'incohérence que se développa dans le pays un mouvement de réislamisation. Il profita tout d'abord des faveurs du pouvoir lui-même, dans la politique qu'il menait alors contre les mouvements de gauche. L'usure du pouvoir, les effets d'une démocratie sociale au populisme trompeur et décevant, le jeu du contexte interarabe ou islamique constituent autant de facteurs explicatifs de la montée du mouvement islamiste. D'année en année, il allait s'amplifier et infiltrer l'université, l'école, l'administration, et bientôt l'armée et la police.

En 1986, la Tunisie devenait le pays de l'aléatoire. La lutte pour la succession, l'instabilité chronique du gouvernement, les émeutes, les procès constituaient autant de signes annonciateurs d'une période d'anarchie, sinon de guerre civile. La scène politique était dominée par les islamistes et ceux-ci paraissaient avoir de beaux jours devant eux.
 
La fragilité de l'Etat en cette période de transition démocratique renforce "l'élément constitutif essentiel"
 
(...) La question religieuse n'est pas, ici, un problème de foi et de sincérité mais, et c'est là son paradoxe, un problème de conduite, de constitutionnalité et de consensus politique. Disons quand même, pour être quitte envers les consciences philosophique et religieuse, que dans ce jeu le vrai perdant est le vrai Dieu. Il en est toujours ainsi, il ne peut en être autrement. La religion est «
ce dont il importe le plus d'avoir l'apparence», disait Machiavel. Elle est aujourd'hui en Tunisie, comme dans l'Italie de Machiavel et de l'après-Machiavel, l'élément constitutif essentiel du consensus, c'est-à-dire de l'opinion majoritaire contre laquelle le petit nombre n'osera pas s'élever, encore d'après Machiavel.


Extrait de l'article de Yadh Ben Achour "Politique et religion en Tunisie"
http://www.confluences-mediterranee.com/IMG/pdf/04-0096-0033-007.pdf
 



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