Pour un projet de société ancré dans la modernité


Dans la Tunisie d’aujourd’hui, une menace plane sur l’héritage moderniste de notre pays. Même si le danger n’est pas totalement révolu, il reste, nous semble-t-il, un rempart fortifié : la société civile. Les Tunisiens dans leur grande majorité sont attachés à ces valeurs. Pour eux, ce modèle de société, fondé sur la raison, les valeurs universelles et les droits fondamentaux (égalité, liberté, dignité) constitue désormais leur acquis. Or une telle œuvre n’est jamais terminée, car «elle subit les assauts répétés des archaïsmes». Dés lors, il appartient aux Tunisiens dans leur ensemble de la renforcer et de la compléter.

A) Par le renforcement de la modernisation de l’organisation sociale

La modernité n’est pas un terme neutre, un principe exempt d’idéologie sociale et insensible à l’organisation réelle de la société. Elle contribue à définir le modèle de société que l’élite politique cherche à construire ou à mettre en place. Le mot présente une certaine manière d’être des hommes et une certaine configuration de la société. C’est une habitude que chaque individu doit acquérir et une organisation, un arrangement de la chose politique et sociale. Une telle conception facilite naturellement l’introduction, dans les rapports sociaux, de valeurs à caractère universel.
Elle exprime le besoin d’une nouvelle organisation rendue nécessaire par le changement de la réalité et des pratiques des hommes, qui se libèrent progressivement de l’atmosphère théologique et magique. Elle résulte de la rationalisation de la pensée qui consiste en ce que la volonté de l’homme ne soit point sujette à d’autres volontés (humaine ou divine), mais régit, seule, nos actions. Elle se développe parallèlement à l’effondrement de l’univers archaïque miné par l’avancée fulgurante de la science et de la technique, de l’éclatement de l’ordre féodal, de la révolution agraire et de l’intégration croissante de l’espace social.
Toutefois, la modernité n’est pas un modèle d’organisation sociale figé et immuable. Tout est affaire d’adaptation et d’interprétation. Par conséquent, chaque société doit chercher en fonction de son rythme d’évolution et de son mode de structuration sociale et politique, le modèle qui lui correspond le mieux. Ainsi, la sécularisation, qui est certes une marche universelle vers la modernité, ne pourrait dans ces conditions être uniforme dans son application.
Dans les sociétés musulmanes, s’il y a une constante, c’est la référence à la religion. Aussi bien dans les discours politiques que sociaux, l’Islam comme mode d’organisation est omniprésent. La définition de la personnalité sociale passe alors nécessairement par le prisme religieux, c’est-à-dire par l’affirmation de l’identité islamique. Conséquence, le fait religieux conditionne à la fois l’organisation sociale et les rapports sociaux. La référence aux préceptes de l’Islam doit donc remplacer la référence aux valeurs universelles. La religion est mise au service direct de l’individu. Elle lui sert de bouclier contre les «agressions» extérieures, notamment les idéologies universelles. Cette argumentation légitimera alors non seulement le rejet de l’idée de progrès, mais aussi les représentations d’ordre politique et social qu’elle véhicule. Erigée en «idée barrière», le thème de l’âge d’or de l’Islam est censé avoir vécu le message coranique dans sa plénitude et sa vérité, apparaît comme espace d’enfermement dans lequel l’individu est dépourvu de toute liberté de choisir. Le pouvoir de Dieu ne peut être qu’absolu. Or, le grand tort de cette conception de la vie, c’est qu’elle cherche à nier la vertu créatrice de l’esprit humain. Son modèle de socialisation est fondé sur les prescriptions uniquement religieuses. Et son projet politique et civilisationnel est non pas la modernisation de l’Islam mais l’islamisation de la modernité.
A cette manière d’appréhender la société (politique et sociale), s’oppose un modèle plus moderniste des sociétés musulmanes. Et si par modernisme il faut entendre une inclination à l’adaptation de l’observance, l’accentuation d’une morale plus pragmatique par rapport au dogme et un retour à la capacité de création des diverses sociétés musulmanes, afin de remodeler les structures sociales selon un ordonnancement qui leur soit favorable. On prend alors la liberté de l’homme comme base philosophique de la construction de la société et on se propose de la retrouver comme résultat politique de leur effort. Ainsi, l’homme a ses fins propres vers lesquelles un sens intime le dirige. Il peut être empêché de les réaliser par le poids écrasant de la tradition. La liberté lui permet alors d’alléger ce fardeau. Elle doit garantir l’individu contre l’archaïsme. Elle le soumet à la volonté certaine et prévisible du pouvoir politique.
«Un peuple libre, dit Rousseau, obéit aux lois mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il obéit aux hommes». Dès lors, la liberté devient le fondement et la fin de la société : il n’y a d’autre souveraineté acceptable que celle, nécessaire et suffisante, de la Loi temporelle. Tels sont les postulats qui justifient immédiatement l’abaissement et la subordination du pouvoir spirituel. Il n’a d’autre légitimité et d’autre «droit» que sa soumission au pouvoir politique sécularisé. Lui seul ordonne, et son autorité qui régule la société dispose du monopole de la contrainte. L’intention qui informe ces fondations est sans ambiguïté : il s’agit de libérer l’individu ainsi que la société de l’emprise de la religion. Voyons maintenant par quelles réformes ces idées peuvent-elles être concrétisées.

B) Par le renforcement de la sécularisation de la pratique sociale

Les efforts de modernisation des pratiques sociales dans les sociétés arabes prennent assez souvent l’allure d’une vaste opération de conversion à un nouveau style de vie dans la mesure où les individus sont amenés à modifier leur comportement, leur savoir-vivre, leur rapport à l’esthétique et leur vision de l’éthique, en bref leur «habitus», disait Bourdieu. Cette innovation conduit nécessairement au déclin de l’identité musulmane archaïque. Cette idée de la modernisation ne tient pas compte de la relativité culturelle comme référent civilisationnel, mais elle renvoie surtout à la supériorité de l’universel.
L’archaïsme auquel la modernité entend remédier par l’introduction de nouvelles formes relationnelles n’est pas imaginaire. Il y a bien dans la société tunisienne, un conservatisme social et un manque d’égalité entre individus et catégories sociales, qui réclame des corrections. Cette démarche qui ne peut se mettre en place qu’après une évolution des mentalités, part de la reconnaissance de l’individu comme fondement de la société. Son existence n’est plus tributaire de celle de la communauté. Il bénéficie d’un double affranchissement : un affranchissement politique et un affranchissement social. L’affranchissement social consiste à s’émanciper de la tutelle des traditions archaïques. De la sorte, s’amorce une société où se créent sans cesse de nouvelles fonctions et de nouveaux modes de vie. La sécularisation y serait la seule idéologie susceptible de transcender les divergences confessionnelles et de fonder une conscience nationale commune.
Ainsi, la nation qui se manifeste dans la solidarité effective et la fondation réelle de la citoyenneté, engendre le dépassement des barrières confessionnelles. La relation entre individus ne se fait plus par le prisme religieux mais par la médiation citoyenne. Le principe d’égalité ainsi que les libertés individuelles doivent jouer désormais le rôle d’un cadre de référence collective. Toute velléité de s’attaquer à ces valeurs apparaît dès lors aux yeux des citoyens comme une agression cherchant à briser la démocratisation de la société. Cette représentation est d’autant plus vive que les tentatives d’islamisation revêtent un caractère forcé ou sont l’œuvre des forces les plus conservatrices.
Ainsi, moderniser les pratiques sociales ne signifie point forcer les citoyens à renoncer à leur tradition et adhérer au même dogme, fût-il laïc, mais interdire au pouvoir spirituel d’œuvrer autrement qu’au service de l’individu et de son bien-être temporel. La religion n’a pas pour mission de diligenter la vie terrestre mais de combler le vide spirituel. C’est sa véritable vocation.
L’organisation de la société et sa transformation est donc l’affaire de l’Etat. C’est l’objet de l’action sociale et culturelle menée par les institutions publiques. Dans ce domaine, la seule contribution de la religion consiste à ne pas intervenir. L’Etat doit offrir un cadre institutionnel sécularisé, garant de la liberté d’expression et du développement des moyens de diffusion des idées. Toute contrainte à des fins religieuses constitue une atteinte à la liberté de conscience et, par conséquent, une atteinte au principe même de la neutralité idéologique de l’Etat. Dans ce système, aucune restriction sociale apportée à l’action de l’individu ne restreint sa liberté de croyance. Si l’on veut passer outre cette donne, c’est alors que l’on trouble l’ordre public.
A cet égard, le premier principe sur lequel repose ce modèle de société est celui de l’égalité des membres de la communauté politique. En considérant que «l’égalité des conditions » constitue le fait générateur dont dépend l’existence même de la modernité, Tocqueville a saisi le caractère fondamental de ce principe pour la démocratie. Ce principe implique, essentiellement, qu’aux yeux des individus membres d’une société moderne, il n’existe entre eux aucune hiérarchie, aucune distinction d’ordres ou de rangs qui soit légitime en droit. Cette égalité implique le rejet de toute représentation de la société conçue comme hiérarchie d’ordres et de rangs auxquels sont attachés des privilèges et qui sont séparés par des barrières réputées infranchissables. En tant que signification instituante, l’égalité de droit implique fondamentalement l’équivalence ou l’égale dignité des individus, l’absence de différences d’essence entre eux, indépendamment des inégalités de «fait», de nature économique, culturelle ou autre, qui les séparent.
En occident, ce principe d’égalité a trouvé son expression théorique dans les conceptions libérales de la démocratie qu’ont développées au XIXe siècle des auteurs tels que Bentham ou John Stuart Mill. Il apparaît aujourd’hui dans maintes analyses consacrées à l’idéal démocratique, ce dernier reposant sur la croyance dans l’égale dignité ou dans l’égalité intrinsèque des individus.
Sur le plan social, le postulat d’égalité doit se concrétiser sous deux formes. D’une part, il s’exprime dans le principe de l’égalité des droits en vertu duquel la jouissance de droits identiques est en principe assurée à tout être humain. D’autre part, l’idée d’égalité implique la disparition des repères et des pratiques qui permettaient aux hommes de se situer d’une manière naturelle dans une position supérieure et dominante par rapport aux femmes. Considérées comme des êtres équivalents, les femmes sont libérées des rapports hiérarchiques dont la légitimité procédait uniquement d’une conception machiste de l’ordre social. En annulant toute domination différentielle entre sexes biologiques, la société démocratique inaugure une histoire dans laquelle les hommes abandonnent (bon-gré, malgré) leur supériorité masculine au profit d’un rapport plus égalitaire, plus juste avec les femmes. Erigée en norme, l’émancipation de la femme devient le symbole d’une société affranchie de toutes les contraintes rétrogrades.

Par Jamil Sayah
http://www.lapresse.tn/09082012/53807/pour-un-projet-de-societe-ancre-dans-la-modernite.html
 

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